mercredi 30 janvier 2008

Addio Professore Prodi

Elu avec seulement 24 000 voix de plus que la coalition adverse de Centre-Droit, la Gauche italienne, rassemblée sous une seule bannière depuis les dernières élections législatives de 2006, souffrait depuis son arrivée au pouvoir, d’une très faible majorité au Sénat. Cela s’est logiquement vérifié par le départ du ministre de la Justice, Clemente Mastella, qui après tant de critiques à l’endroit de Romano Prodi, mit ses menaces à exécution en démissionnant de son poste après rappelons-le l’interpellation de son épouse et de certains de ses proches collaborateurs, pour une énième affaire de détournement de fonds publiques. Au-delà de ces accusations, qui ne font du reste que confirmer le caractère corrompus des responsables politiques italiens, le gouvernement Prodi II est donc tombé par la volonté d’un seul de ses membres.

Clemente Mastella était effectivement le leader d’un des partis de la coalition prodienne. Cela dit, l’Udeur (originaire de la fraction des Démocrates chrétiens), ne représentait qu’un seul pourcent de l’électorat italien. Précisément, la majorité du gouvernement Prodi ne tenant qu’à un fil (plus exactement grâce à trois Sénateurs), le retrait de Mastella aura réussi à mettre le gouvernement Prodi en minorité et à ce que le Sénat italien n’accorde pas le vote de confiance que le Président du Conseil lui avait demandé.

Depuis maintenant plus d’un an et demi, en plus de devoir faire de la comptabilité avec ses ministres pour chacune de ses décisions, Romano Prodi devait systématiquement rentrer dans une bataille d’idéologies, devoir justifier le moindre de ses faits et gestes et savoir surtout réconcilier les contraires, c'est-à-dire rassembler sur un même agenda politique et sur un même programme de réformes les Communistes-Stroskistes d’un côté et les nostalgiques de la monarchie savoyarde de l’autre. « Mission difficilement possible », comme le soulignait avec beaucoup d’ironie Gianfranco Fini, chef de file de l’Alliance Nationale et bras armé de Berlusconi, au cours d’un récent débat télévisé. En somme, cette coalition de centre-gauche, que Prodi portait à bout de bras depuis son ascension au pouvoir, comportait dans sa physionomie, une incompatibilité de faits. Elle manquait d’homogénéité et se retrouvait la plupart du temps prisonnière de ses propres contradictions.

Un autre facteur semble expliquer la défaite de Romano Prodi au Sénat. Il réside certainement dans la confusion qui s’était installée depuis la création du nouveau parti de la Majorité de centre-gauche, le PD (parti démocratique) et la nomination de son leader, l’actuel maire de Rome Walter Veltroni. Ces deux hommes, issus de la même famille politique, nourrissaient pourtant le même objectif. Créer un parti politique solide et populaire, capable de réunir en son sein l’ensemble des forces politiques de Centre et de Gauche. Alors que beaucoup de commentateurs n’y voyaient que de la poudre aux yeux, les primaires organisées à son endroit furent un énorme succès ; plus de trois millions d’Italiens se transportèrent aux urnes. Mais une fois le parti démocratique plébiscité, il fallut nommer son chef de file. Et c’est là que les ennuis commencèrent. De nombreux analystes politiques s’attendaient à ce que Romano Prodi prenne les commandes du PD, celui-là même chargé de soutenir son gouvernement au Parlement. Seulement, il préféra s’éclipser et laisser la place à une autre figure du Centre-Gauche, largement plus populaire, Walter Veltroni. Ce dernier, fut alors chargé de consulter l’ensemble des chefs de partis politiques, de Gauche comme de Droite, afin d’arriver à un accord sur la réforme constitutionnelle. Au cours de cet âpre et long débat, pourtant crucial pour l’avenir des institutions et de la vie politique italienne, aucun n’accord ne fut trouvé avec les partis de Droite. Pis, de nouvelles dissensions apparurent à l’intérieur du Centre-Gauche, mettant aux coudes à coudes Veltroni et Prodi. Le premier se disait le seul porte-parole de la Majorité, et critiquait vertement les mesures prises par Prodi. Le maire de Rome alla même jusqu’à déclarer qu’il se présenterait seul aux prochaines élections si les autres leaders de son camps n’acceptaient pas ses propositions. Romano Prodi, qui à travers les sondages apparaît comme le plus impopulaire Président du Conseil de toute l’histoire de la République italienne, ne pouvait se défendre au risque de perdre le soutien de la majorité parlementaire, dirigée désormais par Veltroni. En somme, la chute du gouvernement Prodi résulte de l’incapacité de la Majorité de Centre-Gauche à clarifier la bataille de leadership qui se déroulait sous ses yeux. Ce casus belli politique entre Prodi et Veltroni prouve une fois de plus qu’il ne peut y avoir plus d’un chef au sein d’une même famille politique, au risque d’ébranler la légitimité et les marges de manœuvre de l’ensemble de l’édifice. Cette recette, qui depuis le règne sanglant des Julio-Claudiens, est devenue une règle immuable, n’a visiblement pas retenu l’attention de Romano Prodi, tombé sous les salves répétés de ses propres alliés.

En plus d’être impopulaire, le Président du Conseil souffrait d’un déficit de charisme latent. On peut ici faire une analogie avec l’ancien Premier Ministre française Lionel Jospin. Romano Prodi n’a jamais su charmer les foules, rassembler les Italiens sur un programme « d’espoir » à la JFK. Prodi était loin des apparats et des artifices de son principal rival et opposant Silvio Berlusconi. Reconnaissons que rien ne lui facilitait la tâche et qu’il ne bénéficie d’aucun des instruments médiatiques berlusconiens (principaux organes de presse et de télévision du pays). Cela dit, Prodi avait son style, bien particulier. Quand beaucoup le jugeaient chétif et pusillanime, lui se refusait à jouer de sa vie privée pour épater le peuple. De plus, il aimait les débats techniques et non démagogiques. En terme de personnalité politique, c’était la parfaite antithèse de Berlusconi. Ce dernier, chef d’entreprise dynamique et sans scrupules a dédié la majeure partie de son existence au secteur privé. Romano Prodi, brillant professeur d’économie, préféra l’enseignement et l’engagement citoyen. Sa méthode : s’accorder le temps de la réflexion quitte à déplaire à l’univers médiatique de l’immédiateté. C’est ainsi que parmi les deux challengers, Berlusconi s’avère un excellent communiquant. Alors que Prodi préfère les phrases longues et détaillées, l’homme le plus riche de toute l’Italie est un professionnel des formules incantatoires. En d’autres mots, il Professore comme le surnomme les médias italiens, vend mal ses réformes alors que Berlusconi, Il Cavaliere, sait par la provocation et les dérapages contrôlés, garder le haut de l’affiche, bien souvent au détriment du fond de son action politique, jugeait par la plupart des analystes italiens, très superficielle. Cela dit, la démocratie impose à ses chefs politiques un minimum de populisme s’ils veulent durer. A l’heure du bilan, reconnaissons que Romano Prodi ne possédait pas ce savoir-faire. Reconnaissons également qu’avec son départ, l’Italie perd un illustre Homme d’Etat et l’Europe un modèle serviteur.

Enfin, il serait inexacte d’analyser la chute du Gouvernement Prodi II sans apprécier la valeur de son action réformatrice. L’Italie vit actuellement une grave crise institutionnelle, qui divise et trouble les plus hautes instances du pays. En effet, les Italiens subissent depuis la disparition de la Démocratie Chrétienne, le « régime des partis ». Le mode de scrutin en vigueur est tel qu’on dénombre actuellement 39 partis différents au Sénat. Presque toutes les tendances politiques ont un ou plusieurs sièges au Parlement. Pour beaucoup de politologues italiens, cela expliquent la très faible cohésion nationale qui existe dans ce pays et surtout l’incapacité des gouvernements à gouverner, c'est-à-dire à arriver au terme de leur mandat. Romano Prodi avait été élu pour donner un nouveau régime politique à l’Italie. Le projet de réforme constitutionnelle en cours de négociation (selon laquelle les partis étaient obligés de dépasser 5% des voix aux élections s’ils voulaient être représentés au Parlement) devait modifier en profondeur le système électoral italien de façon à permettre -grâce à l’avènement d’un néo-bipartisme pluriel- davantage de stabilité et de pérennité ministérielle et une plus grande efficacité en terme de gouvernance. 24 mois après l’arrivée de Prodi aux Affaires, le Président du Conseil a échoué dans cette mission. La loi électorale, modifiée en dernier lieu par Silvio Berlusconi, reste inchangée. Cela ne signifie pas pour autant que le bilan législatif de Prodi est nul. Son engagement en faveur de l’économie italienne et des finances publiques est sans doute l’un de ses plus grands mérites. Contrairement au ton négatif employé par J.J. Bozonnet (correspondant pour Le Monde en Italie) dans son article daté du 25 janvier dernier, et d’un point de vue statistique, l’Italie n’est pas le plus mauvais élève de l’Ue. Malgré les faux procès orchestrés et instrumentalisés par la droite berlusconienne, sur le déclin de l’Italie et son soi-disant dépassement par l’Espagne zapateriste, les chiffres pour l’année 2007 sont plutôt encourageants : un PIB à 1 417, 2 milliards d’euros, qui place l’Italie parmi les quatre pays les plus riches de la zone euro (après l’Allemagne, le Royaume et la France). Si son taux de croissance reste en dessous des prévisions (inférieur à 2%), son gouvernement a obtenu un nette recul des demandeurs d’emploi, le taux de chômage s’établissant à 6 % au second semestre 2007, soit son plus bas niveau depuis les années 1990 (pour l’an 2000, le taux de chômage en Italie culminait à plus de 11%). Enfin, l’action de Romano Prodi a surtout porté ses fruits quant à l’assainissement des finances publiques. Le déficit public a nettement diminué, se situant pour l’année 2007 à 1,3 % du PIB contre 4% en 2006 (d’où le récent satisfecit de Bruxelles).

Cela dit, le départ de Romano Prodi est donc une très mauvaise nouvelle pour l’Italie et un signal fort négatif pour l’Europe. Concernant l’Italie, le Président de la République devrait annoncer ce soir la dissolution des assemblées et la tenue de nouvelles élections législatives d’ici le mois d’avril prochain. Giorgio Napolitano ainsi qu’un grand nombre de personnalités politiques auraient souhaité la mise en place d’un gouvernement de transition ayant pour mission d’adopter une nouvelle loi électorale. Les conditions à la formation de ce gouvernement d’union nationale n’étant pas réunies (les forces politiques de droite ayant toutes signifié leur refus d’y participer), G. Napolitano n’aura d’autres choix d’appeler les Italiens aux urnes. Dans cette éventualité, et selon les récents sondages, de nouvelles élections signifieraient le retour au pouvoir de Silvio Berlusconi et le triste retour de ce que les Italiens appellent communément le « conflitto d’interessi », c'est-à-dire la confusion des pouvoirs ou plutôt le monopole des pouvoirs –politiques, économiques et médiatiques- dans les mains d’un seul homme, Silvio Berlusconi. Les oppositions qui réapparaîtraient alors de part et d’autres de l’échiquier politique italien, ne favoriseraient certainement pas la transformation en profondeur du pays, mais accentueraient au contraire les divisions et l’immobilisme.

D’autre part, la chute de Prodi, est également une très mauvaise nouvelle pour l’Union européenne. Comme le remarquait l’éditorialiste du Corriere della Sera Sergio Romano le 28 janvier dernier, « si nos soucis et nos erreurs ne retombaient uniquement que sur notre tête, l’Europe resterait à nous regarder, indignée et amusée. Mais nous sommes membre de l’Ue, de l’Otan, de la zone euro et nous sommes impliqués dans des affaires qui exigent de nous un exécutif politique fort et opérationnel ». Nous pourrions ajouter que l’Italie est sur le plan diplomatique, membre non-permanent du Conseil de Sécurité de l’Onu. Qu’elle est actuellement engagée militairement en Afghanistan, au Kosovo et dirige la FINUL au Liban. Par conséquent, la tenue de nouvelles élections signifie d’une part que la dynamique de réformes engagée par Prodi s’interrompt brusquement. Et que d’autre part l’Italie ne pourra pas, pendant les prochains mois, prendre de décisions importantes ni sur le plan européen ni sur celui international. Comme l’avertissait Romano Prodi dans son dernier discours au Parlement, « Le pays a plus que jamais besoin d'être gouverné. L'Italie a besoin de continuité (...) et ne peut se permettre une vacance du pouvoir ». Il semblerait bien que la réalité lui apporte un cruel démenti.

Aurélien Cassuto