mardi 26 février 2008

"Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie victoire, c'est de l'épargner" (Louis XV au Dauphin, le 11 mai 1745)

C’est sous le sceau de cette sage maxime que le colonel Vincent Desportes plaça son ouvrage Comprendre la guerre publié en 2001[1], un ouvrage qui, a posteriori, prend une importance significative, tant les six années qui se sont écoulées depuis sont venus valider la plus puissante de ces intuitions, à savoir, la nécessité, banale et classique mais qu’on ne répétera jamais assez, de penser la complexité de la guerre ainsi que son caractère d’incertitude[2] à partir de point de repères intemporel dégagés de l’étude de l’histoire militaire. Historien militaire, Vincent Desportes, entre temps promu général de division, n’est pas que cela : Saint-Cyrien, officier de l’arme blindée, commandant un régiment de chars après une carrière opérationnelle alternant affectations en unité de combat et en état-major, il est aussi ingénieur, diplômé en sociologie et gestion d’entreprise, breveté de l’Ecole supérieure de guerre. Le général Desportes a aussi fréquenté, comme bon nombre de stagiaires militaires français, le War College dont il est diplômé. Un parcours qui mêle donc action et réflexion et qui devait logiquement l’amener à diriger le Centre de Doctrine d’Emploi de la Force, la ou l’on pense la guerre et la fatalité de sa nécessité dans le monde des hommes.


La disparition de l’empire soviétique marqua à coup sur l’une des ruptures stratégiques les plus déterminantes de ce vingtième siècle d’acier. La progressive formation des Etats Nations européens sur les ruines de l’empire romain, sur la dislocation du pouvoir temporel du Saint Empire romain germanique, et sur la faillite du pouvoir spirituel de la Papauté, les amena, mécaniquement sinon laborieusement, à accepter l’instauration d’un équilibre des forces qui bon an mal an, permis à l’Europe de ne plus connaître les atrocités des guerres de religion et de la guerre de Trente ans (excepté la période révolutionnaire de 1792 à 1815). A partir de 1648 le système westphalien des guerres limitées assura au continent un équilibre qui lui permit de se lancer dans la formation des grands empires coloniaux. L’unification de l’Allemagne en 1871 provoqua, après l’épopée napoléonienne, une première fissure dans le fragile équilibre européen. Arriver bien tard dans le système international, face à une France revancharde mais « berné » par l’aventure coloniale et face à une Angleterre puissance mondiale, principale axiome de l’équilibre des forces, le Reich allemand, le royaume italien et l’empire japonais se devaient de trouver des débouchées à leur forces économiques et des espaces pour rassasier leur esprit de conquête dans une ambiance historique baignant dans le militaro-nationalisme. C’est cette situation qui poussa l’Allemagne en Europe (le Japon en Asie) à mettre en place une domination impériale : par deux fois il faudra l’intervention de la république américaine et celle de l’empire soviétique en 1945 pour réassurer l’équilibre des forces en Europe.

Parallèlement à cette montée en puissance et du déclin géopolitique de l’Europe, la guerre à présentée son inéluctable caractère cyclique oscillant entre les guerres limitées et les guerres totales tel que le vingtième siècle à pu s’en faire l’incarnation[3]. L’apparition du feu nucléaire fit comprendre aux décideurs le non sens politique d’une guerre totale qu’on ne pourrait plus limités à l’âge de l’atome : l’utilisation d’armes tactiques, à condition qu’elles permettent la décision sur le champ de bataille, était néanmoins hasardeuse car, dans le cas contraire, s’opérerait l’inéluctable passage à l’utilisation des armes stratégiques, synonyme, non pas de fin de l’humanité mais d’un saut dans « le vide historique ».
La guerre froide imposa une bipolarité militaire qui tranchait avec une multipolarité économique. Quelle sera la distribution de la puissance militaire au XXI siècle ? Quelle sera le visage de la guerre à une époque où l’opinion publique n’accepte formellement celle-ci que lorsqu’elle est juste ? Aurons nous droit à de nouvelles grandes guerres livrés au nom de principes métaphysiques (comme l’avait prévu Nietzsche pour le XX siècle) ou bien à des combats lointains et obscurs qui, malgré l’âge de la globalisation de l’information, ne concerneront qu’émotionnellement les citoyens français et européens, ramenant ainsi la guerre dans une « ère ou de petites armées professionnelles conduisaient de petites guerres professionnelles »[4] ?


Crise et gestion de crises.

La rupture géostratégique que fut la désintégration de l’Union soviétique gênera la nécessité conceptuel de repenser tant le système international (après la bipolarité de la guerre froide, uni ou multipolarité géostratégique ?) que le sens, le(s) forme(s) et l’utilité de la guerre ; nécessité et difficulté conceptuel que le général Poirier n’allait pas tarder à qualifier de « crise des fondements »[5].

Quelle soit uni ou multipolaire, la structure du système international reste essentiellement anarchique en l’absence de Léviathan mondial et cela malgré la puissance de feu de l’empire américain. Ni paix ni guerre, ni ordre ni chaos, le monde depuis 1989 est en proie à des luttes de puissance mondiales entre les différentes unités politiques, certaines œuvrant pour le statut quo, d’autres plus intéressait par sa remise en question. Cette complexité post guerre froide génère ainsi une instabilité chronique incarné par une violence dont les manifestations planétaires (Bosnie, Haïti, Rwanda) interrogent les décideurs politiques occidentaux quand à leur « capacité d’interpréter, de prévoir et de maîtriser une violence propre à un monde qui n’est plus bipolaire »[6].


Cette irruption de la violence, à l’âge de la globalisation des flux financier, d’information et des moyens de communication (dont la violence qui est une forme de langage[7]), à l’intérieur et à l’extérieur des frontières des Etats, nécessita une nouvelle conceptualisation de la violence planétaire. Dans le spectre des formes de guerre, dont l’alpha est la guerre totale et l’oméga, la guerre limitée, émergea le concept de « crise », nouvelle horizon mentale des nations occidentales. Pour celle-ci la crise est l’éclatement d’un conflit dit de « basse intensité », circonscrit dans l’espace et dans le temps, dont il va falloir gérer les possibles perturbations géopolitiques. Cette nouvelle configuration des manifestations de la violence qui interagissent dans le système international, induit une interrogation sur l’efficacité des modalités d’emploi de la force tel qu’il fut organisait depuis un demi siècle.

En effet la grille de lecture héritée de la guerre froide, hiérarchisant les conflits (nucléaires, conventionnels et « mineurs »), permet elle encore aux décideurs politiques de penser la guerre au XXI siècle ? A cette question le général anglais Sir Rupert Smith répond par la négative. Dans son ouvrage encensé par la critique[8], L’utilité de la Force. L’art de la guerre aujourd’hui, l’ancien commandant en second de l’OTAN en Europe annonce la fin des « guerres industrielles (conventionnelle puis nucléaire) entre grandes unités politico-militaire, transformé en « guerre au sein des populations », changement conceptuel et paradigmatique nécessitant une refonte complète du système d’organisation des forces armées, sans quoi les occidentaux ne pourront pas accéder à la compréhension de l’utilité de la force ainsi qu’a sa juste utilisation.
D’où le constat suivant : d’une part, l’anarchie[9] du système international reste aujourd’hui une réalité que « la glaciation nucléaire » entre 1945 et 1989 avait relativement apaisait, car, si elle empêcha « une guerre du Péloponnèse atomique », elle n’en fut pas moins le théâtre d’éclosion d’une autre forme de guerre, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans divers théâtres d’opérations : le combat « irrégulier » de guérilla dans une dynamique de guerre révolutionnaire, phénomène d’une mutation de la violence politique armée que l’anthropologue René Girard explique par le délitement du rituel de la guerre[10], délitement provocant une métamorphose ; d’autre part, cette transformation de la guerre (dans ces formes non dans son essence) induit une transformation dans la façon d’employer la force et donc dans la façon de faire la guerre. Double constat que semble partager le général Desportes, venu le 19 décembre 2007 nous livrer, dans le cadre du séminaire de géostratégie de l’Ecole Normale Supérieure, sa réflexion sur la gestion des crises politico-militaire et, par voie de conséquence, sur la doctrine d’emploi de la force dans l’armée française.


Penser la guerre

Pour Clémenceau la guerre était une affaire trop sérieuse pour être laisser aux militaires. En filigrane de cette citation, que paradoxalement le général Desportes aurait pu faire sienne, nous retenons surtout la nécessité pour une nation, qui se veut et se pense en sujet historique, d’impliquer le plus grand nombre de citoyens dans les affaires politico-militaire, permettant ainsi à la société civile d’apporter au débat une alternative intellectuelle antinomique d’un confort conceptuel qui, trop souvent, guette les nations voulant toucher, de manière a historique, les dividendes de la paix . Le processus historique faisant de l’Occident l’un des centres sinon le centre de la puissance militaro-économique, permet à l’Europe, aux Etats-Unis et à ses alliées de se percevoir conceptuellement comme un « centre », avec autour une « périphérie » dont il s’agira de canaliser les irruptions de violence susceptible de se propager dans l’espace temps. Le général Desportes voit donc dans l’intervention armée, une inéluctable nécessité pour les unités politiques cherchant à créer une « profondeur stratégique » garante de leur rang de puissance. C’est donc la notion de guerre qu’il va falloir repenser. Pour le directeur du CDEF la guerre n’a pas changée : elle est plus que jamais « la poursuite de la politique par d’autres moyens », évidence caractéristique de la sagesse des nations plutôt que du génie clausewitzien. La nature de la guerre est elle aussi immuable : un duel armée entre deux volontés politiques. La ou un changement s’est opérait c’est dans l’identification des acteurs qui mènent ce duel : jadis entre deux unités politiques, la guerre oppose aujourd’hui, dans bien des cas, une unité politique à un embryon d’unité politique en gestation, souvent au « stade » terroriste ou « partisan ». S’inspirant du concept du général anglais Smith, le général Desportes parle de « guerre au sein des populations », nouveau paradigme succédant à celui de « guerre industrielle » impliquant des unités politico-militaires. Afin d’expliciter ce nouveau paradigme et pour démontrer que la guerre vise toujours la poursuite d’objectifs politiques, le général Desportes préconise une réflexion centré sur six points majeurs :
Le premier point concerne le changement de paradigme de la guerre : celle qui opposait des unités politico-militaires n’est plus, à horizon visible, envisageable. L’ascension aux extrêmes de la violence humaine permis par la société industrielle rendit caduque, pour les membres de celle-ci, la résolution à moindre coût, des conflits de puissance, atteignant ainsi les limites de la guerre industrielle. L’ère nucléaire confirma cette tendance en interdisant, sous peine d’apocalypse, la confrontation atomique ; mais, parce que les Etats sont des monstres froids et parce qu’ils sont tous à la recherche de la puissance et de la sécurité au regard de leurs capacités respectives, Raymond Aron pouvait écrire qu’à l’ère de l’atome, « c’est la guerre qu’il faut sauver, autrement dit la possibilité d’épreuves de forces armées entre les Etats »[11]. D’où la nécessité, au début de la seconde guerre mondiale, de trouver de nouvelle forme d’affrontement organisant la confrontation des menaces (soviétique pour l’Occident, thermo-capitaliste pour l’URSS) sans que celle-ci n’emprunte l’ascension de la roche apocalyptique : ce sera, tout au long du XX siècle, la guerre conventionnelle limitée, puis subversive, psychologique et enfin au XXI siècle, la guerre au sein des populations.
Le deuxième point abordait par le général Desportes concerna la place du nucléaire dans l’appareil de défense nationale français. Le changement paradigmatique rendant désuet à première vue la conservation d’un force de frappe nucléaire dans le cadre d’une guerre au milieu d’une population, l’on pourrait s’interroger sur son utilité. Mais l’auteur de Comprendre la guerre souligne bien son caractère cyclique en mettant en garde contre la croyance dans le caractère définitif des opérations de maintien de la paix et nous invitant à ne pas oublier, d’une part, qu’on ne dés-invente pas la bombe, et d’autre part qu’ « il serait bien imprudent de regarder l’avenir et l’évolution des forces armées à travers le seul prisme étroit et déformant des opérations de la dernière décennie »[12]. Par conséquent, la doctrine officielle de l’armée française semble être de veiller à ne pas construire un modèle d’armée unique fait pour combattre au milieu des populations, mais de mettre en place un équilibre capacitaire (note) lui permettant d’affronter un adversaire symétrique ou asymétrique.

Le troisième point permit au général Desportes d’évoquer la nécessité de penser la guerre comme une « épreuve de volonté » qui se meut désormais dans « le temps long », pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, et non plus dans « le temps court » jadis réglait par la bataille décisive, système susceptible de trancher les différents de manière rapide et clair au prix d’un affrontement d’une violence extrême désignant sans ambiguïté le vainqueur et le vaincu. Ce verdict politique de la bataille décisive appartient maintenant au passé, à la guerre industrielle. La victoire militaire ne suffit plus à instaurer le but stratégique de toute politique : « une » paix, devenue atteignable uniquement à travers la mise en place d’une stratégie intégrale[13] déployant à la fois le hard power et le soft power, gagnant la bataille et conduisant à la paix. Cette guerre au sein des populations est un tout autre paradigme qui nécessite d’autres concepts, d’autres schémas mentaux, d’autres règles d’engagement. Désormais la poursuite des fins politiques que visaient la guerre ne passe plus uniquement par la bataille, grande ou petite, mais par la progression dans le cadre d’un « continuum » de la guerre[14].
Dans le cadre de ce processus évolutif, on trouve une dialectique d’intervention s’articulant autour de trois phases : tout d’abord l’intervention ou les soldats engagés sur le champ de bataille doivent user de la force afin d’établir un ordre fondé sur un succès militaire tactique indispensable. Il s’agit de neutraliser les belligérants adverses de telle manière à ce que les méthodes employées, définies en fonction des buts stratégiques, permettent au succès tactique d’opérer sa transition vers la phase de stabilisation. Cette phase est la plus décisive car il s’agit de transformer l’ordre fondé sur la force armée, perçu comme étrangère par les populations, en ordre fondé sur le droit d’un Etat restauré. Cet ordre constitue le succès stratégique que vise la direction politique, c'est-à-dire l’établissement d’une paix voulue durable dans le cadre d’un nouveau contrat social. Pour cela, le contrôle total de l’aire géographique en question est primordiale afin de contenir le plus possible « les contre violences » des adversaires, que la défaite lors de la phase initiale n’a pas convaincu de déposer les armes, et pour accompagner les « forces sociales » (groupe d’individus lié par diverses solidarités) qui, issues de la population, cherchent à améliorer le quotidien de leur concitoyens au milieu desquelles la guerre se déroule, puis de travailler à la mise en place des diverses institutions garantes de l’ordre social. Troisième et dernière phase, la normalisation constitue le retour à la paix, fin ultime de toute politique.
Pour résumer, la première phase serait l’incarnation du déploiement de la force, la seconde de la sécurisation et du contrôle, la troisième de la paix. Ce schéma est un modèle théorique, un cadre mental permettant de fixer des repères pour l’utilisation de la force et nullement une potion ou une recette gagnante. Son application dogmatique ignorerait le caractère contingent de la guerre[15]
Quatrième point, quel est la fin politique dans la guerre au sein des populations ? C’est bien évidemment la restauration ou l’instauration de l’état de droit permettant la préservation des intérêts de l’unité ou des unités politiques « stabilisatrice ». La réalisation de la fin politique dans une guerre au sein des populations n’est plus uniquement conditionnée par la victoire militaire et/ou le contrôle territorial, mais par la conquête de la population, nouveau « centre de gravité » des unités politiques. L’enjeu est de faire prendre conscience aux populations, que le plus important ce n’est pas la politique ou le combat politique que mènent certains de leur concitoyens, mais leur propre sécurité, leur propre confort, et que cette sécurité et ce confort ne pourront être garantit que par un contrat social qui nécessite pour un temps, et un temps seulement, la présence de troupes étrangère sur le territoire.
Le cinquième point évoquait par le général Desportes concerne le lieu de la guerre, ou plus précisément, le lieu ou s’opère la victoire tactique et le succès stratégique, c'est-à-dire au milieu des hommes, au sol dans des milieux urbanisé : un environnement qui permet à l’adversaire de contourner la puissance de feu en organisant des actions asymétriques. La guerre au sein des populations nécessitera d’agir puis de contrôler des zones difficiles d’accès
celui-ci n’est plus seulement un agent de la destruction. Le soldat reste un tueur professionnel. Mais, si dans la guerre au sein des populations il garde cette capacité, il doit néanmoins en acquérir d’autres. Cette « équilibre capacitaire », expression que le général Bruno Cuche utilise pour la programmation opérationnelle des armées, et que nous reprenons pour le soldat, pourrait se résumer ainsi : le soldat devra désormais s’approprier à la fois les buts dans la guerre, qui consiste à neutraliser les belligérants (première phase) et le but de guerre[16] visant une « nouvelle » paix passant par la sécurisation de la population, la restauration des institutions et d’un contrat social, pour aboutir au but ultime : l’état de paix.
Questions


C’est la fin de l’armée de l’air ?

La situation de l’armée de l’Air est critique et doit être restructurée. Bien sur, cela ne signifie pas sa fin pour autant : elle reste pertinente au début des opérations interarmes.
La Marine fait face aux mêmes problèmes : durant la guerre froide, son but était de détruire la flotte russe en haute mer, évidement cette menace est tombée.
L’armée a deux missions de destruction : une conventionnelle et une nucléaire. La position de l’armée de l’air et de la marine à évoluer en terme de centralité : auparavant, le nucléaire était au centre (tir nucléaire stratégique et puis, en amont, il pouvait même y avoir un tir nucléaire préventif) : l’armée de terre, dans ce système de défense mis en place par De Gaulle avait un rôle périphérique : se faire détruire en Allemagne et faire couler assez de sang pour légitimer une intervention atomique contre les soviétiques. Aujourd’hui l’arme atomique dissuade de l’improbable, et l’armée de terre dissuade du probable. Donc l’armée de terre regagne en centralité et la Marine et l’armée de l’Air ont une position d’appui. Elles conservent également un rôle important pour tout ce qui est logistique, transport vers des théâtres d’opération lointains et difficilement accessibles. Les Anglais ont même procédé à la dénucléarisation de leur aviation : en France, l’Air va payer cher le livre blanc sur la défense.

1)Peut on parler, dans cette dialectique d’engagement, d’une politisation (accru) de l’emploi de la force dans ce paradigme de la guerre au sein des populations ?
Nous redécouvrons que la guerre est un outil politique et pas seulement une affaire tactique : il faut redonner une substance politique à nos stratégie. La tactique était pensée sans adversaire, du fait de la prégnance des modes de pensée américains en la matière. Les américains lisent Clausewitz mais ils ne pensent pas à la guerre de voisinage, ils n’ont expérimentée que la guerre totale : lors de la guerre de Sécession, que ce soit entre Lincoln et son général en chef Ulysse Grant, ou entre Jeff Davis et le général Lee, le militaire plongé dans la guerre, et le politique absorbé dans les relations diplomatico-stratégique, sont certes des sphères qui communiquaient mais qui n’en étaient pas moins séparés : les chefs militaires des deux camps avaient une grande marge de manœuvre. En effet, ce sera sans consultation des autorités politiques que le général Lee capitulera à Appomattox. La guerre est donc menée de manière compartimentée : la partie technique d’une part et, d’autre part, la politique qui reprend ensuite ses droits. Durant la première phase, la politique laisse carte blanche à l’armée. Or, le fondement de la stratégie, c’est d’être face à quelqu’un d’identifié ; la guerre a par ailleurs une finalité politique. Cette identification de l’ennemi et le caractère politique de l’action armée, l’Europe en a l’expérience : elle doit donc réaffirmer son droit à la maîtrise politique de l’outil militaire, ce qui fait partie de sa culture.
2) Est-ce que les ouvrages de Mao, De la guerre prolongée, et celui du colonel Trinquier, La guerre moderne, vous ont-ils aidé au CDEF a pensé la guerre au sein des populations ?
On relit en effet Trinquier, Mao et même Galula : le concept de mouvement en trois temps de Mao est particulièrement intéressant. Cependant, l’ennemi révolutionnaire n’est pas le notre : il est systémique, a besoin de se regroupé, est vulnérable avec ses bras armé : le notre est au contraire fragmenté.
3) Vous êtes l’auteur de Comprendre la guerre dans lequel on sent l’ombre imposante de Clausewitz qui structure votre ouvrage, que vous cité abondamment mais que vous cité dans la traduction anglaise. Que reprochez-vous à la traduction française ?
C’est du au fait que j’étais au Etats-Unis lorsque j’écrivais cet ouvrage.

Certaines batailles débouchent sur un verdict incertain qui n’est pas partagé par les belligérants : le verdict de la guerre sans fin pose problème. La guerre sans fin est elle une défaite pour les démocratie moderne occidentale ?

Je suis pessimiste, car ce sont des batailles qui ne se règlent pas par la force : Smith a posé ce paradoxe : on a nécessairement besoin de l’emploi de la force, mais on ne peut pas régler un problème avec ! On peut arriver à un résultat technique, mais il ne sera pas politique pour autant. Des actions de prévention doivent être menées, mais la défense et la protection doivent resté au centre de la problématique militaire : le problème viens de l’affaiblissement de la démocratie par la communication.

Est-ce que ce diagnostique peut être porté sur la question israélienne ?
On en arrive au modèle ni paix ni guerre, qui assure un taux de violence accrue. C’est ce qu’avait analysé Aron lors de la guerre froide, et que nous retrouvons au Kosovo. Le but actuel de l’armée, c’est de s’en sortir. Mais on ne peut que mal terminer ce qui a été mal commencé : les Européens se sont lancés dans une guerre qui n’était pas nécessaire, et qui l’est devenue pour des raisons qui n’ont rien a voir avec celle qui l’ont motivée. Pour dénouer le problème, les Européen vont créer un couloir sanitaire pour pacifier momentanément la région. Concrètement on est de plus en plus proche de la fin.

En côte d’Ivoire : le but était de pacifier militairement la région pour replacer dans le champ du politique le règlement de la question et créer ainsi les condition d’une solution politique .En Irak, la situation est bien différent..En Afghanistan, le but était d’éradiquer la drogue et les bases arrières du terrorisme : les deux n’ont jamais été aussi forts ! Les occidentaux ne maîtrise que les zones « utiles » (grands axes…), pas le reste du pays…A chaque fois la phase de stabilisation s’éternise : est ce que l’Occident a été défait ? Peut elle accepter sa défaite ?
Cela suppose de s’interroger sur l’unité du bloc occidental : L’important n’est pas tant ce que nous sommes que la manière dont on peut être perçu : beaucoup critique cette vision globalisante, mais dans les yeux des Irakiens, les européens sont du côté des Américains, et, pour avoir longtemps vécu aux Etats-Unis, je peux attester d’une réelle communauté de culture. De ce fait, l’idée d’un défaite généralisée sur ces différents théâtres d’opération militaire serait désastreuse pour nous également : même si nous n’avons pas participé aux opérations, même si nous ne sommes pas directement impliqué, nous sommes débiteurs des dettes américaines.


La guerre préemptive doit elle faire partie de la stratégie militaire ?
Sur cette question il y’a beaucoup de travaux juridiques qui ont été écrits pour savoir si c’était légal. La jurisprudence joue également un grand rôle : les américains ont désormais bien moins de poids pour empêcher les Turcs de pénétrer dans le Kurdistan depuis qu’ils sont allés préventivement en Irak ! Il s’agit d’un engrenage dangereux dans lequel nous n’avons pas le droit de nous lancer. Il faut faire attention au pouvoir médiatique qui somme d’intervenir face à certains conflits.


L’armée doit elle participer à la formation militaire sur place ?
Bien sur : et elle le fait déjà au Kosovo et en Côte d’Ivoire. Il faut qu’elle réforme les armées sur place pour donner aux populations les moyens de faire la paix, et leur permettre de mieux l’accepter.


La certitude qui se dégage de cette intervention du général Desportes, c’est le sentiment que la guerre n’a pas changé. Cette guerre au sein des populations, reflet de la vision conceptuel des occidentaux, puise ses sources sinon ces références chez de très nombreux auteurs diverses et variés : les théoriciens de la « petite guerre » (c'est-à-dire la guérilla) comme les français Le Mière de Corvey, Gallieni, Lyautey ou les allemands van Dekker et Clausewitz ; le chinois Mao Tse-Tong et son important ouvrage De la guerre prolongé[17], le vietnamien Giap ou les français spécialiste de la contre-guérilla Roger Trinquier et David Galula[18].
Autre caractère présent depuis la guerre froide, la perte de repère net entre la paix et la guerre qui existait à travers la bataille décisive : celle-ci livré et gagné, le vaincu acceptait la paix du vainqueur ; dans le cas contraire celui qui fut préalablement vaincu se métamorphose pour pouvoir vaincre ultérieurement dans le cadre d’une guerre prolongé : une décennie ou deux, voir plus, seront alors nécessaire à la conduite de la paix à travers le continuum de la guerre. Cette longueur de la guerre au sein des populations avant d’arriver à un résultat politique viable, pose le problème du lien entre la métropole et ses forces armées. Celle-ci combattent ne nous y trompons pas pour la métropole. Mais est ce que les métropoles sont préparées à ce genre de conflit ? L’impatience qui les caractérise est elle compatible avec la nécessité d’une action longue ? Les sociétés européennes ou l’on s’intéresse de moins en moins aux questions de défense parviendront elles néanmoins à générer, ensemble, une nouvelle conscience de sujet historique en tant qu’ « être stratégique » ? Paradoxalement, ironiquement ou par une ruse de l’Histoire, les peuples européens devrait être eux aussi des « centres de gravité » à reconquérir pour leur propre gouvernement (l’étant déjà pour les unités politiques adverses) car sans leur libre consentement il ne peut y avoir de Stratégie intégrale européenne faisant de l’Europe un pôle de puissance sur et d’équilibre pour un monde qui, à vingt quatre siècles de distance, entend toujours raisonner la sage et sinistre voix de Platon : « Il existe toujours, pour tout les Etats, un état de guerre continuel envers les autre Etats. (…) Car ce que la majorité des hommes appellent paix, ce n’est rien qu’un mot ; et de fait, selon la nature, il y a toujours, pour tous les Etats contre tous les Etats, un état de guerre non proclamé par la voix du héraut »[19].

[1] DESPORTES Vincent, Comprendre la guerre, Paris, Economica, 2001, p.
[2] Un concept que le général Desportes analyse dans son ouvrage Décider dans l’incertitude, Paris, Economica, 2004, 199 p.
[3] Vincent Desportes, Comprendre la guerre, op.cit. , p 147.
[4] Ibid, p 168.
[5] Lucien Poirier, La crise des fondements, Paris, Economica, 1994, 186 p.
[6] André Glucksmann, « Les conflits d’après guerre froide », Stratégique, www.stratistic.org.
[7] André Glucksmann, Le discours de la guerre, Paris, Grasset, p 141 : « La guerre n’a pas de sens, elle a une fonction. Par elle, les individualités historiques (peuples, cultures) et les personnes (consciences) communiquent ».
[8] Le général Bruno Cuche, Chef d’état major de l’armée de terre estime que c’est un ouvrage révolutionnaire (voir préface du livre, p IX). Pour Javier Solana, c’est « un livre qui nous aide à comprendre comment fonctionne la politique » (voir quatrième de couverture). Quand à Pierre Hassner il estime ce livre comme étant « capital »pour comprendre l’évolution des rapports entre la sphère politique et la sphère militaire (Le Monde daté du mardi 3 octobre 2007).
[9] Etant entendu que nous considérons l’anarchie, non pas comme la manifestation et le déchainement de la violence aveugle, mais comme une situation laissant libre cours à la hiérarchisation des Etats selon leurs capacités respectives permettant à certains d’entre eux de transformer leur force en droit.
[10] René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007, p 26.
[11] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmnn-Lévy, huitième édition, 2004, p 626.
[12] Vincent Desportes, Comprendre la guerre, op. cit., p 3.
[13] Lucien Poirier, Stratégie théorique II, Paris, Economica, 1987, p 113-116. Par stratégie intégrale, le général Poirier entend une « théorie et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toutes nature, actuelles et potentielles, résultant de l’activité nationale, elle a pour but d’accomplir l’ensemble des fins définis par la politique générale ». Cette stratégie intégrale se décompose en trois stratégies : économique, culturelle et militaire.
[14] Expression de David Jablonsky qui détient la chair de stratégie au sein de l’US Army War College. Cité par Vincent Despportes, Comprendre la guerre, op. cit. , p 129.
[15] « L’action de guerre revêt essentiellement le caractère de la contingence. Le résultat qu’elle poursuit est relatif à l’ennemi », Charles de Gaulle, Le fil de l’épée et autres écrits, Paris, Plon, 1994, p 151. L’action de guerre est donc caractérisé par la contingence mais aussi par l’incertitude (à la page 146, celui qui n’était encore que le capitaine de Gaulle écrivait : « L’incertitude marque notre époque »), autre concept développé par le général Desportes.
[16] Distinction clausewitzienne classique entre le but dans la guerre (Ziel) et le but de guerre (Zweck).
[17] Livre très important car, dès 1938, Mao conceptualise la dialectique d’engagement en évoquant notamment la phase de stabilisation comme étant la plus importante pour les insurgés chinois luttant contre les japonais ; il évoque aussi les efforts des japonais pour stabiliser la situation « à l’aide d’artifice tel que l’organisation de gouvernement fantoches », Ecrits militaires de Mao Tse Toung, Edition en langues étrangères , Pékin, 1964, p 240-251 (Les trois étapes de la guerre prolongée).
[18] David Galula, Contre insurrection, Paris, Economica, 2007, 213 p.
[19] Platon, Lois, in Œuvres complètes, vol 2, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p 637


Mehdi BOUZOUMITA

dimanche 24 février 2008

L'Académie française doit accueillir Aimé Césaire

Quelque décès récents et l'Académie Française compte ses vivants. Il est question de faire rentrer des têtes nouvelles. Des jeunes si possibles. Comprenez il faut qu'ils restent longtemps. Pourtant en octobre 2006, Pierre Thivolet en appelait à la raison et au coeur. Selon lui "le moment est venu pour (Aimé Césaire) cet écrivain et poète de rejoindre les Immortels".


Elles et ils iront tous le voir: Aimé Césaire. Le pélerinage à Fort-de-France en Martinique auprès du "vieux sage", du "grand poète martiniquais" est en effet la consécration de toute pêche aux voix auprès de nos "compatriotes de l'outre mer". Ces visites ont la sincérité des opportunismes électoraux et sont très en dessous de ce qu'est Aimé Césaire.

C'est un esprit brillantissime: en 1931, boursier venu de Martinique, il étudie au lycée Louis-le-Grand, puis est reçu à l'Ecole Normale Supérieure. C'est un homme politique engagé dans sa société. En 1946, député communiste, il présente devant l'Assemblée Nationale la loi créant pour les "quatre vieilles colonies" les départements d'Outre-Mer. "Entre désintégration et intégration, il y a la place pour l'invention. Nous sommes condamnés à inventer ensemble ou à sombrer, et pas forcément pavillon haut !" C'est un homme de principes: en 1956, il est un des rares intellectuels à dénoncer l'invasion de Budapest par les chars soviétiques et à rompre avec le Parti Communiste Français. Enfin et surtout, Aimé Césaire est un des plus grands poètes vivants, un amoureux de notre langue pour la beauté de laquelle il a tant fait.

Et pourtant Aimé Césaire n'est pas à l'Académie Française. Oh! Bien sûr, l'auteur de Cahier d'un retour au pays natal, des Armes miraculeuses, ou de la Tragédie du roi Christophe, inscrite au répertoire de la Comédie Française, est déjà immortel par sa seule oeuvre. Il n'est pas non plus, au soir de sa vie, comme d'ailleurs pendant toute son existence, demandeur d'hommages officiels. Mais pas plus que ne l'était Marguerite Yourcenar. Or, en 1980, il s'était trouvé un Jean d'Ormesson pour remuer les académiciens, pour se rendre dans la retraite de l'écrivain exilée volontaire en Amérique du Nord et la convaincre d'être la première femme à entrer à l'Académie Française. Comme pour Marguerite Yourcenar, ce n'est pas Aimé Césaire qui serait honoré par une telle élection, ce seraient l'Académie, la langue française, la France!

Au moment où l'on cherche à mettre en exergue des modèles de réussite issus des "minorités visibles", cela montrerait que des Noirs peuvent non seulement être de bons footballeurs ou de bons sprinters, mais également des esprits brillants. Des efforts sont pourtant faits et au plus haut sommet de l'Etat. Il y a quatre ans, par exemple, la "patrie reconaissante" accueillait au Panthéon un de ses "grands hommes" : Alexandre Dumas.

Nous reconnaissions ainsi non seulement un grand écrivain populaire, l'auteur français le plus lu dans le monde, mais également un "sang mêlé", le fils du Général Dumas, radié de l'armée française par Napoléon en 1802 en raison de sa couleur de peau, le petit fils d'un esclave des Antilles. C'est ce qu'avait expliqué le président de la République, Jacques Chirac, dans son discours devant le Panthéon: "la République aujourd'hui ne se contente pas de rendre les honneurs au génie d'Alexandre Dumas. Elle répare une injustice qui a marqué Dumas dès l'enfance, comme elle marquait déjà au fer la peau de ses ancêtres esclaves."

Même si le racisme est évidemment présent dans notre société, la France a peut être cela de particulier par rapport à d'autres pays européens, d'avoir accueilli dans sa culture et dans sa société des enfants venus de toutes les cultures. Même s'ils sont encore sous-représentés dans les médias, la haute administration, les directions d'entreprise, la République leur a permis dans le passé un certain nombre de parcours remarquables!

Au Panthéon, Alexandre Dumas a ainsi rejoint un autre descendant d'esclaves africains, Félix Eboué. Qui se souvient d'ailleurs de ce Guyanais, noir, devenu gouverneur de l'Afrique-Equatoriale Française, et qui fut le premier à rejoindre le Général de Gaulle en 1940, permettant ainsi à la plus grande partie de notre ancien empire colonial de basculer dans le camp de la France libre?

Mais revenons à la littérature. Parmi les injustices faites à Aléxandre Dumas et en partie réparées par l'entrée au Panthéon, il y a le fait qu'il ne fut jamais reçu à l'Académie Française. Les immortels d'aujourd'hui vont-ils encore longtemps s'obstiner dans une injustice comparable à l'égard d'Aimé Césaire? Car honorer les morts, c'est bien. Mais reconnaître le mérite des vivants seraient mieux!

Bien sur, en 1983, en élisant Léopold Sédar Senghor, l'Académie avait déjà voulu honorer l'oeuvre d'un grand poète mais aussi faire accéder pour la première fois un Noir à l'immortalité. Or, avec l'ancien président sénégalais et avec le poète guyanais Léon-Gontran Damas, lui aussi scandaleusement oublié, Aimé Césaire a été le père d'un mouvement non seulement politique mais surtout poétique de première importance: la négritude.

Remettre le nègre "debout", plonger dans ses racines pour atteindre l'universalité, tout cela en utilisant l'arme de la langue française!
Apportant l'Afrique au surréalisme, Aimé Césaire est sans nul doute un des grands artisans de notre langue: "Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot de désespoir". C'est avec des Césaire que notre langue peut prétendre être un peu plus que la langue de l'Hexagone et que notre culture peut continuer à s'affirmer comme universelle.

Proposer à Aimé Césaire d'entrer à l'Académie Française, ce serait montrer que notre République n'attend pas leur mort pour reconnaître les mérites de tous ses enfants, sans distinction de sexe, de couleur ou d'origine!
Alors immortelles et immortels, vote!

Pierre Thivolet
journaliste à La Chaîne Parlementaire

vendredi 22 février 2008

Le Caucase à nos frontières

Alors que la nouvelle de la mort « naturelle » du principal opposant géorgien, Badri Patarkatsichvili, à Londres, semble des plus mystérieuses. Alors que la Géorgie et la Russie affichent quelques signes de rapprochement diplomatique, comme en témoigne la rencontre des deux présidents, vendredi 22 février. Alors que la déclaration d’indépendance du Kosovo est prise entre le soutien de l’Occident et le refus total de la Russie. Nous avons décidé de revenir sur les propos de Zaza Shengelia, géorgien et Maitre en Sciences Politiques à la Sorbonne. Il dessine le visage positif, plein d’espoir de son pays et revient sur le contexte qui a entouré les élections du 5 janvier dernier. Ses propos revêtent au regard du contexte actuel une signification lourde. Ceux sur Badri Patarkatsichvili notamment.


Votre 1e sentiment après les résultats ? Quels sont-ils déjà ?

Saakachvili gagne au 1e tour, mais ce sont des estimations, il y a ¾ des bulletins qui ont été comptés. Ce ne sont pas les résultats officiels, il aurait 52/53% peut être plus peut être moins.
Le score est cependant précaire, mais il dispose d’une avance certaine sur le candidat arrivé en 2nd position Gachechiladze (industriel et ancien porte parole du candidat à la députation de Saakachvili) qui recueille 28% des voix. Après les 6 autres candidats se partagent le reste, à hauteur de 8% pour le 3e. On a un tableau général qui confirme semble t-il l’absence de surprise, et la non validation effectivement du seul suspense de ce scrutin : un second tour. On en aura la certitude dans un ou deux jours avec les résultats officiels.
Personnellement, j’ai voté pour Saakachvili. Au début j’ai eu quelques incertitudes sur mon vote mais après avoir vu ce qui s’était passé, après avoir vu le déroulement des élections, les programmes des différents candidats, voire l’absence de leur programme, j’ai voté pour Saakachvili avec les deux mains. Finalement il n’y avait selon moi qu’un choix possible.

Vous pouvez nous en dire plus sur la nature des évènements du mois de novembre 2007 ?

Je suis revenu en France au mois de septembre et je dois dire qu’on ne pouvait absolument pas s’attendre à cette explosion. J’ai autour de moi un entourage présent dans la vie politique et personne ne s’attendait à pareils évènements.
Le pourquoi de cette manifestation, c’est qu’il y a environ un an, ils ont passé un décret qui retardait la date des élections parlementaires les repoussant du printemps 2008 à l’automne 2008 car au printemps 2008, il y a les élections présidentielles en Russie. Or il faut savoir que chaque fois qu’il y a des élections en Russie il se passe des choses peu rassurantes. La scène politique russe est alors polluée par les candidats, du Kremlin ou autres, du thème très porteur des ex républiques soviétiques. Tous les litiges existants entre la Russie et les républiques voisines sont alors utilisés et portés par les candidats pour s’assurer d’une audience. Les deux guerres de Tchétchénie ont commencé avant les élections par exemple. Le gouvernement géorgien a donc décidé d’anticiper toute possibilité d’utilisation des problèmes russo-géorgiens, comme l’annexion par exemple des territoires. C’est donc le risque de déstabilisation qui a poussé le gouvernement géorgien a repoussé de 4 mois ces élections. Une décision qui mise à part quelques contestations relevant du manque de démocratie, est passée quasi inaperçue.
En fait au mois de novembre tout a commencé lorsque Patarkatsichvili s’est lancé dans une entreprise de déstabilisation du pouvoir en place. Il a essayé de tirer les ficelles pour mettre en difficulté le président. Il a utilisé un ancien ministre de la Défense qui s’est fait virer un peu avant et qui était un proche de Saakachvili. Celui-ci s’est lancé dans des déclarations à la télévision en disant qu’il avait reçu des instructions de la part du président pour tuer Patarkatsichvili. Or ces déclarations étaient aussi assorties de révélations de secrets d’Etat et le lendemain il se faisait arrêter.

Pourquoi se fait-il arrêter exactement ?

Il s’est fait arrêter car il a révélé des affaires de corruptions qu’il connaissait pour y avoir participé lui-même. Il pensait selon moi qu’en faisant ressortir ces affaires de corruption et en pointant du doigt d’autres que lui qui occupent les places les plus éminentes du pouvoir, il serait intouchable et que ce seraient eux qui auraient eu des problèmes avec la justice. Le lendemain, après son arrestation, il déclarait devant les caméras de la télévision qu’il avait été manipulé.

Quel est le rapport avec le déclenchement des manifestations le 2 novembre ?

Plus que des manifestations, c’est une occupation par près de 150 000 personnes de la place face au parlement. Cette occupation débute sur des bases de revendications économiques et sociales à partir d’une base politique extra parlementaire. Il faut bien comprendre que ces gens n’étaient pas là pour contester le report des élections parlementaires, mais purement et simplement pour des raisons sociales. Il faut également savoir que Saakachvili s’il est très bien vu globalement par l’occident, c’est le gentil, c’est le démocrate, il symbolise un pouvoir fort en Géorgie, quasi autoritaire. Un pouvoir fort qui se fait applaudir des deux mains lorsqu’il veut mettre un terme à la corruption. Mais pour parvenir à cela, il a supprimé 30 000 postes de fonctionnaires du jour au lendemain. Des policiers, des douaniers, des juges, des gens qui ont un pouvoir certain, qui tiennent des clientèles. Un fort pouvoir de contestation en somme.

N’est ce pas une faute politique d’avoir face à cette partie de la population choisie la force le 7 novembre en réprimant les occupants alors même qu’il semble que ces manifestants commençaient à perdre de leur souffle ?

Non, véritablement pas. Ce qui s’est passé c’est d’abord qu’au moment où la police est arrivée il n’y avait que 150 personnes et non plus 150 000. Il restait les leaders de l’opposition dont certains avaient débuté une grève de la faim et qui bloquaient l’artère principale de la capitale Tbilissi. Les forces de l’ordre leurs ont demandés de cesser de bloquer, leurs ont dit qu’ils n’étaient plus assez pour pouvoir assurer et justifier raisonnablement la fermeture des champs Elysées géorgiens. Ils voulaient rouvrir la circulation, nettoyer des lieux qui avaient été occupés pendant une semaine par 150 000 personnes. Certes derrière il y avait le message que c’était fini et qu’il s’agissait désormais de revenir à une situation normale. Mais dès la propagation de la nouvelle, les manifestants sont revenus, sur le thème, il faut stopper ces arrestations illégales

Mais est-ce également pour nettoyer que la chaine de télévision Imedie a été interdite d’émission ?

Non, la raison principale qui a conduit à cette décision et à la fermeture de cette chaîne, c’est qu’elle avait un direct 24h/24 sur la situation sur place et les journalistes commentaient les images en disant qu’il fallait y aller, qu'il se passait des choses graves, qu'ils se faisaient massacrer. Ils donnaient uniquement la parole aux opposants, et ne parlaient que de ça.

Mais n’est-ce pas contradictoire avec la liberté d'expression à laquelle les géorgiens sont si attachés?

La liberté d’expression soit mais la caricature qu’elle mettait en scène représente un véritable danger pour la démocratie géorgienne. Cette chaine n’était pas une tribune d’expression libre. Je connais beaucoup de géorgiens qui travaillaient sur cette chaine et je regrette vraiment qu’elle n’existe plus. Mais elle n’était plus ce média de qualité, indépendant. Certains journalistes ont même refusé de continuer à y travailler car ils avaient le sentiment de se faire manipuler. Il y avait une véritable instrumentalisation lors de ces évènements. Du jour au lendemain il n’y avait plus d’indépendance, ils avaient clairement pris parti pour un camp en remettant en cause un ferment important de leur fonctionnement.

Mais n’est pas le propre de la liberté d’expression que de devoir, pour un pouvoir, faire face à des oppositions d’appréciations et d’opinion, quand bien même elle serait fomentée, construite, influée par un média ?

En vérité cette chaine s’est toujours montrée critique à l’égard de Saakachvili, depuis le début. Si le pouvoir avait voulu réellement fermer cette chaine parce qu’elle ne les arrangeait pas alors ils auraient pu le faire depuis un moment. Mais il faut bien comprendre une chose: cette chaine c’est celle de Patarkatsichvili et c’est lui qui l'instrumentalise. En fait il y a un événement fondamental qui a provoqué la fermeture. Cela se déroule le soir de la dispersion des occupants. Beaucoup d’entre eux sont partis en direction de la grande église orthodoxe de Tbilissi. Et la chaine a passé l’information que l’église allait être attaquée par les forces de l’ordre. Or il faut comprendre la puissance de cette nouvelle en Géorgie. Attaquer une église pour n’importe qui c’est du suicide. C’est une institution intouchable. Tous les géorgiens quels qu’ils soient sont choqués par une annonce pareille. La télévision a finalement reconnu qu’il s’agissait d’une fausse rumeur. Mais pour le pouvoir cela constitue une irrémédiable provocation. C’est aussi pour cette raison que Imedi a été interdite.

Si on revient sur la chronologie des évènements politiques en Géorgie. Révolution des Roses en novembre 2003, janvier 2004 se déroulent les élections présidentielles, mars 2004, ce sont les législatives. Un calendrier d’une normalité absolue. Par contre on s’aperçoit qu’entre le score des présidentielles de Saakachvili, 95%, et celui des législatives, les partisans de la révolution des roses connaissent un recul net. Est ce que les révolutions des roses qu’ont connu ces pays, à l’instar de l’Ukraine, sont condamnées à revoir l’optimisme issu de ces élans populaires ?

En réalité c’est normal. Le président Saakachvili était vraiment la tête de ce mouvement. Il a été dans l’opposition longtemps et finalement la révolution des roses a consacré le discours qu’il tenait seul depuis plusieurs années. Il a porté véritablement le peuple avec lui. C’est donc 95% exclusivement pour sa personne.

Dans ce cas pourquoi les géorgiens ne lui ont-ils pas donné les moyens de mener sa politique lors des élections législatives ?

La popularité de Saakachvili est toujours la même, toujours aussi forte. Ce n’est pas un changement d’opinion. Mais là il s’agit d’élections législatives qui concernent certes le pouvoir, le chef de l’Etat, le gouvernement mais aussi des partis qui ont fait leur campagne, qui ont constitué des alliances. En outre la scène politique s’est calmée, s’est démocratisée. Dès lors il n’y avait plus d’urgence telle que pendant et au lendemain de la révolution des roses. La campagne a donc pris des traits normaux, s’est occidentalisée. 95% c’est digne d’une république bananière ou alors d’une situation particulière, d’une révolution par exemple.

Peut-on tirer des premières conclusions sur la Géorgie de Saakachvili ?

D’abord il faut reconnaître que les indices économiques sont au beau fixe, du moins ont-ils progressé de façon certaine. La vie a progressé c’est certain. Toutefois cette amélioration n’a pas touché toutes les catégories sociaux-professionnelles. Certes avoir aujourd’hui plus de 40 ans en Géorgie c’est incontestablement difficile, mais pour la jeunesse tout est désormais possible. J’ai personnellement pu remarquer ces bouleversements. Je suis parti de Géorgie en 2002 et je suis revenu au début de l’année 2006. Entre les deux il y a un monde. Avant il n’y avait rien, un état de stagnation figé, voilà ce qui caractérisait une Géorgie en proie à la corruption au clientélisme. Aujourd’hui tout bouge, tout évolue, tout progresse et tout devient possible. Tout le monde fait quelque chose et le désespoir a disparu. De plus tout est à faire, la liberté d’entreprise est totale, le marché du travail est dynamique. Evidemment ces éléments servent difficilement la situation des plus âgés. On ne va pas se mentir, il existe des contestations, construites sur la base de la politique entreprise, c’est un fait. Il faut dire que depuis 4 ans, les priorités de la politique gouvernementale sont essentiellement macro économiques, elles concernent la politique extérieure et bien sur l’armée. Le volet social c’est un autre fait est peu satisfait. Les priorités n’étaient pas là. Il n’y avait pas de routes, la corruption et la mafia étaient au plus haut, et le système militaire et de défense étaient ridicules malgré la situation régionale complexe.

Une politique de défense tout à faire révolue au regard de la part du budget militaire aujourd’hui. Pour faire la part belle à une politique nationaliste que mènerait Saakachvili ?

En Géorgie, la politique est par nature nationaliste, c’est une de ses spécificités, à tel point que certains comportements ne seraient pas admis en Europe alors qu’ils y sont monnaie courantes. Etre nationaliste en Géorgie ce n’est pas une insulte. On a une histoire qui fait de nous des nationalistes. On a essayé maintes fois de nous assimiler et en plus notre population est faible. La nation géorgienne a fait de nombreuses fois les frais d’impérialismes et de tentatives d’écrasement. On a cette urgence, cette question de la survie qui est présente au cœur de l’identité géorgienne.

Par rapport à la Russie ?

Pas seulement. On a des Républiques, sorte d’enclaves, qui sont les propriétés de généraux russes.

Encore une fois les russes ? Toujours les russes ?

Effectivement, la guerre en Abkhazie s’est finie en 1993. Il y avait 50.000 abkhazes éthiquement et 300.000 géorgiens dont 80% ont été dans l’obligation de partir devant la volonté de rapprochement des premiers avec la Russie. La Russie voyait la possibilité de détenir une position stratégique appréciable sur la mer noire, ce qu’ils avaient perdu avec l’indépendance de l’Ukraine. Or dans le même temps, la Géorgie connaissait une situation intérieure dramatique. Le pays était en état de guerre civile. Le président en exercice se trouvait contesté par un autre qui s’était auto proclamé. Bref la Géorgie se trouvait dans l’impossibilité de tenir fermement une position sur la question. En définitive, l’Abkhazie existe aujourd’hui uniquement à travers la Russie. Il faut savoir que ceux que les russes ont appelé plus tard les terroristes tchéchènes ont été formés en Abkhazie par les renseignements militaires russes.

La Géorgie continue de réclamer une Abkhazie géorgienne. N’est ce pas contre la réalité, démographique notamment ?

Absolument pas. Nous sommes aujourd’hui dans une position d’attente. Il y a en Géorgie 300.000 géorgiens abkhazes qui attendent de pouvoir retrouver leur terre, leur maison.
En Abkhazie, il y a d’ailleurs une région peuplée exclusivement de géorgiens. Et hier, l’Abkhazie qui se définissait par son cosmopolitisme, du fait notamment de sa position méridionale, qui était composée de grecs, d’arabes, d’arméniens, était également peuplée d’une majorité de géorgiens. C’est une région très spécifique mais 80% de la population était géorgienne. Aujourd’hui, effectivement les géorgiens sont partis. Mais finalement tout le monde est parti. On n’y croise plus que des militaires. Les russes ont massivement distribués des passeports. Une grande majorité de la population abkhaze est partie en Russie, il faut dire qu’économiquement, cette république n’a aucune viabilité. Les russes ont aussi réalisé une propagande intensive anti-géorgienne. Depuis les années 60, ils ont construit la peur du géorgien devenu le meurtrier et le destructeur de l’identité Abkhaze. La guerre civile géorgienne dans les années 90 a définitivement permis la main mise russe sur cette république.

A vous entendre on a vraiment l’impression d’un conflit exclusivement régional. Pourtant ce conflit n’est-il pas lié à des problématiques internationales et à des enjeux qui dépassent le Caucase ? Je pense notamment au Kosovo.

Encore une fois cette problématique internationale n’est pas nouvelle. Elle est également partie intégrante de l’histoire de la Géorgie. La Géorgie s’est toujours retrouvée entre les Empires, elle a souvent servie de monnaie d’échange pour régler les problèmes des grandes puissances. La Géorgie a du faire face aux pressions perses, à la présence romaine, ottomane puis soviétique. La région a connu de ce fait de profonds bouleversements desquels vaille que vaille, la Géorgie a tenté de s’extirper. L’Arménie a évoluée, l’Azerbaïdjan est apparu. Ensuite concernant le cas du Kosovo, je pense sincèrement que la Géorgie et l’Abkhazie vont faire les frais du mercantilisme des occidentaux et des pressions russes.

La Géorgie n’a-t-elle aucun moyen de défendre ses intérêts face aux puissants voisins russes ?

Les moyens de pression existent. Depuis l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN jusqu’au nouvel oléoduc et gazoduc qui passent par la Géorgie. Mais objectivement cela ne suffira pas pour que les occidentaux fassent pression conjointement avec la Géorgie pour soutenir les intérêts géorgiens en Abkhazie. Si on ne la reprend pas nous même, la Géorgie demeurera engluée dans cette fosse internationale et dans le jeu que mène la Russie face à l’Occident.

Quelle est la place véritable de l’influence de la Russie en Géorgie ?

Les russes seraient assez présents des les préparatifs des manifestations du mois de novembre. Les contacts auraient été permanents avec les leaders de ce mouvement. Des écoutes téléphoniques, des filatures ont été rendus publiques, des opposants se sont exprimés, et en définitive, on peut tirer des conclusions claires et certaines sur des collusions entre les opposants et services de renseignement russes. Il y a une compétition réelle entre la Russie et la Géorgie et même l’Ukraine. Du fait de leurs histoires respectives, communes et du choix des régimes politiques mis en place. De plus pour des raisons de politique intérieure, la Russie a aussi besoin d’ennemis à pointer du doigt, notamment dans ses marches. Enfin la personnalité de Saakachvili dérange au Kremlin. Sans dire qu’il est l’ambassadeur idéal de la démocratie, il demeure incontestablement plus démocrate que ne l’est Poutine.
En même temps il ne faut pas voir le président géorgien comme irrémédiablement et unilatéralement tourné vers l’Occident. La Géorgie doit faire en fonction de la Russie. Saakachvili l’a compris. Et dès son élection il a réservé sa première visite d’Etat à la Russie, le premier appel téléphonique a été fait en direction du Kremlin, et dès son intronisation Saakachvili a voulu délivrer un message de normalisation des relations entre les deux pays. Il a voulu faire tabula rasa de tout le passé. Ce qui était une erreur de la part de la Géorgie car c’est strictement impossible. La situation de blocus le révèle finalement clairement.


Des propos recueillis par Sébastien DESLANDES.

mardi 5 février 2008

Le cœur de Jacques Chirac


Villepin – « Sur Clearstream je vous ai parlé, comme dirait Jacques Chirac, avec cœur Nicolas.

Sarkozy - J’espère que c’est avec cœur Dominique, mais pas au sens de Jacques Chirac, parce que le cœur de Jacques Chirac, on sait ce que ca vaut, hein ? »

Etonnant ces échanges entre l’ancien Premier Ministre et l’actuel Président de la République. Le livre de Bruno Le Maire, Des hommes d’Etat, paru chez Grasset il y a quelques jours, en regorgent à longueur de chroniques dans un format qui ressemble beaucoup à un journal intime. Il est écrit après des journées de travail harassantes de janvier 2005 à mai 2007. Notre auteur, diplomate de carrière, se trouve être l’un des plus proches conseillers de Villepin: ils assistent aux déjeuners, aux rencontres internationales, au Conseil des Ministres… Lorsqu’en juin 2005 cette petite bande s’installe à Matignon, tous pensent aux présidentielles de 2007 et à l’homme fort à battre du moment, déjà, Nicolas Sarkozy.

Subjectivement, Le Maire semble toutefois nier à Villepin cette soif « animale » de gagner en 2007 qu’avait Sarkozy. Il nous semble que cela soit faux : le CPE et l’Affaire Clearstream ont refroidi les espoirs d’un homme qui, malgré ces deux charges sur le dos, donnaient encore des signes de vouloir se présenter. Il en est en fait dissuadé par la popularité immense d’un Sarkozy qui, et c’est l’une des surprises du livre, cherche jusqu’au bout le compromis, voire l’alliance : « … nous sommes beaucoup plus proches qu’on le dit. Vous n’êtes pas chiraquien, Dominique. Chirac veut gérer la France, nous, nous voulons la transformer ». Villepin contredit le propos mollement.

La suite est connue. L’auteur reconnaît quelques uns de ses torts, notamment celui de ne pas avoir senti le tollé syndical en janvier 2006 et d’avoir conseillé le passage en force via le 49.3 quelques semaines plus tard. La décision de trop rétrospectivement. Au fil des jours, puis des semaines, Villepin se décompose, son entourage ne maitrise plus rien, Nicolas Sarkozy, paradoxe, en sort renforcé.

Et Jacques Chirac ? Il s’ennuie. Il passe des coups de fil à « Vladimir », influe sur les affaires en offrant quelques vagues commentaires à son Premier Ministre et se montre souvent peu inspiré. En fait il pense à autre chose, à son passé, à la mort selon l’auteur. Le dimanche 18 février 2007 est le point d’orgue nostalgique du récit : Chirac raccompagne Villepin jusqu’à Matignon. Il fait nuit noire. A moins de trois mois des présidentielles le spectacle est déjà terminé. C’est l’occasion pour le Président de revivre ses années à Matignon, il raconte l’emplacement des meubles « avant » (c'est-à-dire en 1986…), son endroit favori pour s’assoir, il note les petites différences.

Le lecteur est ému. L’homme qui a occupé la grande majorité des postes à haute responsabilité qu’offre la Cinquième République rend hommage une dernière fois à l’une de ses anciennes demeures exécutives. Mais Chirac, lui, s’ennuie toujours. Il a cessé d’y croire. Le pouvoir l’a lassé selon sa propre expression, les français le fatiguent. A force de ne jamais vouloir rompre l’équilibre social, fragile selon lui, de ne prendre aucun risque électoral et international, de se cacher derrière ses Premier Ministre successifs, seuls à affronter la tempête, Jacques Chirac aura été son propre somnifère. Il fut ce conservateur, à la française, c'est-à-dire royaliste, constant et consternant de passivité.
Michael Benhamou

lundi 4 février 2008

Haïti, la face noire de Napoléon

Il y a deux cents ans, Napoléon Bonaparte volait de victoire en victoire. Il jetait les bases de la France moderne et allait connaître les gloires que l’on connaît avant la chute que l’on sait.
Il y a deux cents ans, en Haïti, à 7000 kilomètres de Paris, Toussaint Louverture, un noir, né esclave, cocher de son état, était traitreusement arrêté par le général Leclerc, le propre beau frère de Napoléon (il avait épousé la très belle Pauline Bonaparte) et envoyé au fort de Joux, dans le Haut-Jura, une des régions les plus froides de France, où il mourut deux ans plus tard.
Cinq ans auparavant, Toussaint Louverture avait pourtant été nommé par la République général en chef des armées françaises de Saint Domingue (le nom colonial d’Haïti). A la tête de son peuple d’esclaves misérables, il avait réussi à défendre la souveraineté française sur cette ile, à l’époque la plus riche colonie du monde, coupée de la métropole par le blocus de la flotte anglais et attaquée par les armées espagnoles.
Les esclaves haïtiens et leur chef s’étaient identifiés à cette République française qui venait d’oser proclamer, la première, que tous les hommes étaient égaux, quelle que soit leur couleur, et qui, la première, venait d’abolir l’esclavage.
Alors quel fut donc le crime de Toussaint Louverture, le crime des esclaves haïtiens ? S’être opposés au rétablissement de l’esclavage décidé par Bonaparte, avoir cru en nos propres idéaux, ceux de liberté, d’égalité, de justice. E t c’est pour rétablir l’esclavage qu’il y a deux cents ans Napoléon avait envoyé en Haïti 20.000 soldats français et fait arrêter Toussaint Louverture.
Privés de leur chef, les esclaves haïtiens réussirent quand même à vaincre les troupes françaises ; le général Leclerc mourut de la fièvre jaune et, le 1e janvier 1804, Haïti devenait la première République noire.
Mais cet échec trop oublié de Napoléon Bonaparte en annonçait d’autres plus graves qui con-duisirent au naufrage de l’empire : les Français venaient ainsi de trahir les idéaux révolutionnaires. Ils perdaient leur crédibilité aux yeux des peuples opprimés, leurs armées n’étaient plus celles de libérateurs venus renverser les despotes, mais les instruments d’une volonté de puissance et de domination.
Et pourtant, nous Français, nous pourrions être fiers de cette révolution haïtienne d’’il y a deux siècles. Car cette révolution était comme l’écho nègre et américain de la nôtre. Devenue « première République noire », Haïti était un aussi grand scandale pour l’ordre mondial de l’époque que la France révolutionnaire. Entourée de pays hostiles où l’esclavage des Noirs par les Blancs régnait encore en maître (aboli seulement en 1896 à Cuba, l’île voisine, par exemple), Haïti n’eut de cesse de gagner sa reconnaissance par le monde « civilisé ».
Simon Bolivar n’aurait sans doute pas réussi à libérer l’Amérique latine de la domination espagnole s’il n’avait trouvé refuge et aide militaire dans la tout jeune République haïtienne. Comme récompense, Haïti fut le seul Etat à ne pas être invité au premier Congrès des Etats indépendants d’Amérique organisé par Bolivar en 1826 à Panama. Haïti alla même jusqu’à acheter sa reconnaissance diplomatique par la France en acceptant le versement d’une indemnité colossale pendant un siècle, dont elle s’acquitta dignement jusqu’au dernier sou.
Aujourd’hui, ce pays exceptionnel parce qu’il a contribué au progrès de la conscience universelle, ce peuple courageux, qui n’a jamais pris personne en otage, posé aucune bombe, ni détourné aucun avion, qui n’a jamais menacé quiconque, Haïti crève la gueule ouverte et dans la plus grande indifférence. Les mots sont impuissants à décrire tous les maux qui écrasent ces 8 (9 ? 10 ?) millions d’haïtiens entassés sur un bout d’ile grand comme à peine 3 fois la Corse, peuplée elle de 260 000 habitants. Un des pays les plus pauvres du monde, soumis à l’arbitraire et à la violence, sans Etat, sans infrastructures, dominé par les mafias en tout genre. Qui s’en soucie ? Haïti n’a ni pétrole, ni richesses particulières, ni intérêt stratégique. Haïti est sans espoir.
Et pourtant ce n’est pas sans importance. C’est même très important de ne pas oublier ce que représente ce pays dans un monde qui se cherche de nouveaux idéaux, de nouveaux équilibres. C’est très important de prouver aux peuples non européens que les principes de liberté, d’égalité, et de justice ne sont pas des vains mots, qu’ils ne sont pas seulement des idées « occidentales » au seul usage des Occidentaux.
Deux siècles après le premier échec militaire, politique et moral de Bonaparte, il ne faut pas oublier Haïti. La France, si elle voulait être vraiment à elle-même, devrait se souvenir de ce pays de rien du tout qui lui est lié et envers lequel elle a au moins une immense dette morale. Nous devrions redonner du sens à cette chanson haïtienne : « Ayiti sé maman libèté. Si l tombé la lévé (Haïti est la mère de la liberté. Elle peut tomber, elle se relèvera)


Pierre Thivolet

Ancien grand reporter à TF1 à Bonn en Allemagne et actuel présenteur de l'émission "Ca Vous Regarde" sur La Chaine Parlementaire

vendredi 1 février 2008

The rise of the Vulcans, the History of Bush's war cabinet, par James Mann.


A Washington il semble que chaque décennie amène sur le devant de la scène un groupe d’expert en relations internationales décidant des vues de la (future) Maison Blanche. Il y eut les « Wise Men » au début de la Guerre Froide, emmené par George Kennan et Dean Acheson, puis les « Best and brightest » de l’Administration Kennedy (repris par Johnson), suivi par un homme seul dans les années 70, Henry Kissinger, avant que ce dernier cède la place aux proches collaborateurs de Ronald Reagan et de George W Bush. Seul Bill Clinton, guidé par une vision principalement économique des affaires internationales, donne ainsi un coup d’arrêt à l’expansion des « Vulcains » dans les années 90 sur le plan doctrinal comme bureaucratique.

Ce sont ces derniers, c'est-à-dire, dans l’ordre d’apparition historique, Donald Rumsfeld, Richard Cheney, Colin Powell, Richard Armitage, Paul Wolfowitz et Condoleeza Rice, dont James Mann étudie le parcours, les réseaux et la pensée. Ils se démarquent des précédentes « cellules » par leurs carrières, axées principalement sur le militaire à la différence des businessmans d’Eisenhower et des mathématiciens-chercheurs type RAND des années 60. En mettant ces six personnages dans le même panier, l’auteur se lance dans une analyse comparative délicate : il veut démontrer leur vision commune du rôle des Etats-Unis dans le monde bien avant le 11 septembre 2001. Leur soutien à George W Bush en 1999-2000 est-il une base suffisante pour appuyer cette idée ?

Selon l’auteur, il n’a jamais existé au sein de l’Administration Bush (fils) deux camps retranchés, celui des colombes emmené par le Secrétaire d’Etat Colin Powell et celui des faucons conduit par le VP (Vice President) Dick Cheney. Pour quelles raisons ? Ils apprirent leurs codes et construisirent tous leur pensée au moment de la Guerre Froide et de la Guerre du Vietnam tout particulièrement. L’expérience des années 70 fut décisive pour chacun d’eux. Dans les six mini-biographies proposées par les premiers chapitres, le lecteur réalise les conditions spécifiques dans lesquelles leurs ascensions ont commencé : dans la jungle vietnamienne pour Powell et Armitage, au sein d’une Maison Blanche en déroute sous Nixon, Ford et Carter, avec toujours le même ennemi en ligne de mire, l’Union Soviétique (Cheney, Rumsfeld, Rice) ; ou dans un Pentagone meurtri par d’incessantes coupes budgétaires et un prestige entamé par le Vietnam (Rumsfeld, Wolfowitz). De ces expériences, nos conseillers auraient déduit quelques leçons fondamentales similaires.

La première d’entre elles est la croyance en l’utilité de la force. Un dialogue aboutissant à des concessions qui ne sont pas dans l’intérêt de la sécurité des Etats-Unis, et qui pourraient être interprété comme une marque de faiblesse par l’ennemi, est aussi inutile que risqué. S’ils sont pessimistes sur les intentions de certains régimes ou leaders, ils sont en revanche optimistes sur la capacité des Etats-Unis à faire le bien, à imposer des valeurs que l’excellence de la formule démocratique rend universelle. Un pouvoir exécutif renforcé, concentré autour de la Maison Blanche (en fait autour de Cheney entre 2000 et 2006), est une condition nécessaire pour être en mesure de conduire une politique extérieure cohérente et décisive. L’ONU est de trop dans ce cadre : le souvenir des contraintes de SALT les a rendu méfiants des négociations internationales ou le rapport de domination n’est pas assuré. Le réalisme westphalien d’Henry Kissinger est ressenti par tous comme un échec, stratégique et moral.


Autre facteur de rapprochement des Vulcains : des carrières qui se croisent et qui sortent renforcées de ces « croisements ». Donald Rumsfeld coopte par exemple Richard Cheney à la Maison Blanche de Nixon en 1969. La montée en puissance de l’un est depuis cette date suivie par la montée en puissance de l’autre. Il en va de même pour Colin Powell et Richard Armitage qui travaillent pour Casper Weinberger au Pentagone dès 1983 (sous le mandat de George W Bush, ils forment le même duo mais cette fois-ci au Département d’Etat). Paul Wolfowitz et Condi Rice semblent à première vue en dehors de ces cercles : tous deux sont classés d’abord comme ‘intellectuels’, chercheurs, plus jeune que les quatre autres... Pourtant leurs carrières débutent dès la fin des années 70 : le premier travaille pour le sénateur « Scoop » Jackson (grand opposant à la ‘Détente’) puis au Département d’Etat sous Reagan (il s’occupe des affaires asiatiques, le même poste qu’Armitage au Pentagone) et fraternise pour de bon avec Cheney et Rumsfeld avec l’arrivée de George H Bush. Condi Rice est elle repérée par Brent Scowcroft au NSC de Jimmy Carter puis au NSC de Bush père (grâce à Scowcroft une nouvelle fois). La fusion est ainsi accomplie entre les ‘six’ sous le mandat du père du Président actuel. Les fréquentes victoires du parti Républicain, le « réseau Bush », et ce que la plupart des américains considèrent être ‘leur’ victoire autour de Ronald Reagan contre l’Empire soviétique, expliquent une longévité assez unique dans la vie politique américaine.

Cette ambiance washingtonienne est décrite en arrière plan. Les équipes de politique étrangère sont bien plus fournies du côté républicains que du côté démocrates, et plus respectées. Dans les années 90 les anciens de Bush père ne cessent de se réunir, de signer des déclarations, de communiquer pour finalement gagner sans conteste le débat intellectuel en 2000-2001. Le discours de Paul Wolfowitz à West Point au début de l’année 2001 sur une possible attaque surprise contre les Etats-Unis est de ce point de vue remarquable. Les Démocrates parlaient eux d’ « une menace terroriste sur le déclin »[1]. Suivre la construction de la légitimité de ces six acteurs est particulièrement fascinant pour le lecteur de 2008 qui connaît la tragique déconstruction des années suivantes.

Mais selon nous, cette construction oublie deux acteurs déterminants : les agences de renseignements et le Président lui-même. Ecrit en 2004, l’auteur n’avait pas encore conscience de la bataille bureaucratique et judiciaire livrée entre l’Administration Bush fils et la CIA en particulier. Cette rivalité entre certains des Vulcains et les services secrets démarre lorsque Paul Wolfowitz et Donald Rumsfeld (entre autres) accusent le NIE[2] de 1974, évaluant comme à l’accoutumé l’armement soviétique, de sous-estimer la menace nucléaire. La bataille continue à intervalles réguliers jusqu’à la rupture suivant l’échec des introuvables WMD’s [3]. Récemment, la démission de Richard Perle en 2003[4], le procès de Scooter Libby[5] en 2006-2007, ou le NIE de décembre 2007 sont les énièmes épisodes d’un conflit qui apparaît peu dans l’ouvrage.

L’auteur apporte des nuances nécessaires à son raisonnement. L’hétérogénéité des Vulcains est en effet très réelle : néo-conservateurs contre réalistes, « reaganites » contre Bush-Baker, Powell-Armitage contre Rumsfeld-Cheney (les premiers ont fait le Vietnam, pas les seconds…), Armitage contre Wolfowitz… Les divergences sont nombreuses. Elles sont certainement plus nuancées et moins déterminées que l’auteur le prétend. Par ailleurs James Mann ne dit rien (ou presque) sur leurs rapports individuels au Président, sur l’opinion la plus influente à certains moments précis de l’Administration Bush : invasion de l’Afghanistan, discours de l’Etat de l’Union en janvier 2002 ou renversement de Saddam Hussein. La question est d’autant plus essentielle que George W Bush est relativement peu au courant des affaires étrangères avant le début de son mandat et qu’il fonctionne en vase clos. Dick Cheney serait pour l’auteur l’artisan central des politiques extérieures, mais du dépouillement des archives nationales sortiront peut-être d’autres figures présentes dans l’ouvrage.

Au final, l’essentiel pour l’auteur aura été de montrer que le 11 septembre n’est pas le facteur principal unifiant des décideurs de la politique étrangère américaine autour de Bush. Malgré le soutien accordé par les « néo-con » à John Mc Cain en 2000, Wolfowitz et Rumsfeld eurent des postes à haute responsabilité dès le début de l’année 2001 comme de nombreux autres signataires du PNAC[6]. Ils étaient déjà en position dans l’équipe du nouveau Président. Leurs idées prirent part aux premières décisions (notamment celle de la construction d’un bouclier anti-missile). Elles furent simplement propulsées par un contexte qui acheva de convaincre pour un temps Rice, Powell et le Président lui-même.

Michael Benhamou

[1] « The declining terrorist threat », Larry Johnson, New York Times, 10 juillet 2001
[2] National Intelligence Estimate, rapport annuel des services de renseignement
[3] Armes de Destruction Massives.
[4] Un scandale éclate suite à des révélations anonymes faites à Seymour Hersh.
[5] Chef de cabinet de Dick Cheney de 2001 à 2005, accusé d’avoir révélé l’identité d’un agent de la CIA, Valérie Plame, dont le mari, diplomate, avait expliqué publiquement en 2002 que Saddam n’avait plus de WMD’s.
[6] Project for A New American Century,1997.