mardi 26 février 2008

"Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie victoire, c'est de l'épargner" (Louis XV au Dauphin, le 11 mai 1745)

C’est sous le sceau de cette sage maxime que le colonel Vincent Desportes plaça son ouvrage Comprendre la guerre publié en 2001[1], un ouvrage qui, a posteriori, prend une importance significative, tant les six années qui se sont écoulées depuis sont venus valider la plus puissante de ces intuitions, à savoir, la nécessité, banale et classique mais qu’on ne répétera jamais assez, de penser la complexité de la guerre ainsi que son caractère d’incertitude[2] à partir de point de repères intemporel dégagés de l’étude de l’histoire militaire. Historien militaire, Vincent Desportes, entre temps promu général de division, n’est pas que cela : Saint-Cyrien, officier de l’arme blindée, commandant un régiment de chars après une carrière opérationnelle alternant affectations en unité de combat et en état-major, il est aussi ingénieur, diplômé en sociologie et gestion d’entreprise, breveté de l’Ecole supérieure de guerre. Le général Desportes a aussi fréquenté, comme bon nombre de stagiaires militaires français, le War College dont il est diplômé. Un parcours qui mêle donc action et réflexion et qui devait logiquement l’amener à diriger le Centre de Doctrine d’Emploi de la Force, la ou l’on pense la guerre et la fatalité de sa nécessité dans le monde des hommes.


La disparition de l’empire soviétique marqua à coup sur l’une des ruptures stratégiques les plus déterminantes de ce vingtième siècle d’acier. La progressive formation des Etats Nations européens sur les ruines de l’empire romain, sur la dislocation du pouvoir temporel du Saint Empire romain germanique, et sur la faillite du pouvoir spirituel de la Papauté, les amena, mécaniquement sinon laborieusement, à accepter l’instauration d’un équilibre des forces qui bon an mal an, permis à l’Europe de ne plus connaître les atrocités des guerres de religion et de la guerre de Trente ans (excepté la période révolutionnaire de 1792 à 1815). A partir de 1648 le système westphalien des guerres limitées assura au continent un équilibre qui lui permit de se lancer dans la formation des grands empires coloniaux. L’unification de l’Allemagne en 1871 provoqua, après l’épopée napoléonienne, une première fissure dans le fragile équilibre européen. Arriver bien tard dans le système international, face à une France revancharde mais « berné » par l’aventure coloniale et face à une Angleterre puissance mondiale, principale axiome de l’équilibre des forces, le Reich allemand, le royaume italien et l’empire japonais se devaient de trouver des débouchées à leur forces économiques et des espaces pour rassasier leur esprit de conquête dans une ambiance historique baignant dans le militaro-nationalisme. C’est cette situation qui poussa l’Allemagne en Europe (le Japon en Asie) à mettre en place une domination impériale : par deux fois il faudra l’intervention de la république américaine et celle de l’empire soviétique en 1945 pour réassurer l’équilibre des forces en Europe.

Parallèlement à cette montée en puissance et du déclin géopolitique de l’Europe, la guerre à présentée son inéluctable caractère cyclique oscillant entre les guerres limitées et les guerres totales tel que le vingtième siècle à pu s’en faire l’incarnation[3]. L’apparition du feu nucléaire fit comprendre aux décideurs le non sens politique d’une guerre totale qu’on ne pourrait plus limités à l’âge de l’atome : l’utilisation d’armes tactiques, à condition qu’elles permettent la décision sur le champ de bataille, était néanmoins hasardeuse car, dans le cas contraire, s’opérerait l’inéluctable passage à l’utilisation des armes stratégiques, synonyme, non pas de fin de l’humanité mais d’un saut dans « le vide historique ».
La guerre froide imposa une bipolarité militaire qui tranchait avec une multipolarité économique. Quelle sera la distribution de la puissance militaire au XXI siècle ? Quelle sera le visage de la guerre à une époque où l’opinion publique n’accepte formellement celle-ci que lorsqu’elle est juste ? Aurons nous droit à de nouvelles grandes guerres livrés au nom de principes métaphysiques (comme l’avait prévu Nietzsche pour le XX siècle) ou bien à des combats lointains et obscurs qui, malgré l’âge de la globalisation de l’information, ne concerneront qu’émotionnellement les citoyens français et européens, ramenant ainsi la guerre dans une « ère ou de petites armées professionnelles conduisaient de petites guerres professionnelles »[4] ?


Crise et gestion de crises.

La rupture géostratégique que fut la désintégration de l’Union soviétique gênera la nécessité conceptuel de repenser tant le système international (après la bipolarité de la guerre froide, uni ou multipolarité géostratégique ?) que le sens, le(s) forme(s) et l’utilité de la guerre ; nécessité et difficulté conceptuel que le général Poirier n’allait pas tarder à qualifier de « crise des fondements »[5].

Quelle soit uni ou multipolaire, la structure du système international reste essentiellement anarchique en l’absence de Léviathan mondial et cela malgré la puissance de feu de l’empire américain. Ni paix ni guerre, ni ordre ni chaos, le monde depuis 1989 est en proie à des luttes de puissance mondiales entre les différentes unités politiques, certaines œuvrant pour le statut quo, d’autres plus intéressait par sa remise en question. Cette complexité post guerre froide génère ainsi une instabilité chronique incarné par une violence dont les manifestations planétaires (Bosnie, Haïti, Rwanda) interrogent les décideurs politiques occidentaux quand à leur « capacité d’interpréter, de prévoir et de maîtriser une violence propre à un monde qui n’est plus bipolaire »[6].


Cette irruption de la violence, à l’âge de la globalisation des flux financier, d’information et des moyens de communication (dont la violence qui est une forme de langage[7]), à l’intérieur et à l’extérieur des frontières des Etats, nécessita une nouvelle conceptualisation de la violence planétaire. Dans le spectre des formes de guerre, dont l’alpha est la guerre totale et l’oméga, la guerre limitée, émergea le concept de « crise », nouvelle horizon mentale des nations occidentales. Pour celle-ci la crise est l’éclatement d’un conflit dit de « basse intensité », circonscrit dans l’espace et dans le temps, dont il va falloir gérer les possibles perturbations géopolitiques. Cette nouvelle configuration des manifestations de la violence qui interagissent dans le système international, induit une interrogation sur l’efficacité des modalités d’emploi de la force tel qu’il fut organisait depuis un demi siècle.

En effet la grille de lecture héritée de la guerre froide, hiérarchisant les conflits (nucléaires, conventionnels et « mineurs »), permet elle encore aux décideurs politiques de penser la guerre au XXI siècle ? A cette question le général anglais Sir Rupert Smith répond par la négative. Dans son ouvrage encensé par la critique[8], L’utilité de la Force. L’art de la guerre aujourd’hui, l’ancien commandant en second de l’OTAN en Europe annonce la fin des « guerres industrielles (conventionnelle puis nucléaire) entre grandes unités politico-militaire, transformé en « guerre au sein des populations », changement conceptuel et paradigmatique nécessitant une refonte complète du système d’organisation des forces armées, sans quoi les occidentaux ne pourront pas accéder à la compréhension de l’utilité de la force ainsi qu’a sa juste utilisation.
D’où le constat suivant : d’une part, l’anarchie[9] du système international reste aujourd’hui une réalité que « la glaciation nucléaire » entre 1945 et 1989 avait relativement apaisait, car, si elle empêcha « une guerre du Péloponnèse atomique », elle n’en fut pas moins le théâtre d’éclosion d’une autre forme de guerre, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans divers théâtres d’opérations : le combat « irrégulier » de guérilla dans une dynamique de guerre révolutionnaire, phénomène d’une mutation de la violence politique armée que l’anthropologue René Girard explique par le délitement du rituel de la guerre[10], délitement provocant une métamorphose ; d’autre part, cette transformation de la guerre (dans ces formes non dans son essence) induit une transformation dans la façon d’employer la force et donc dans la façon de faire la guerre. Double constat que semble partager le général Desportes, venu le 19 décembre 2007 nous livrer, dans le cadre du séminaire de géostratégie de l’Ecole Normale Supérieure, sa réflexion sur la gestion des crises politico-militaire et, par voie de conséquence, sur la doctrine d’emploi de la force dans l’armée française.


Penser la guerre

Pour Clémenceau la guerre était une affaire trop sérieuse pour être laisser aux militaires. En filigrane de cette citation, que paradoxalement le général Desportes aurait pu faire sienne, nous retenons surtout la nécessité pour une nation, qui se veut et se pense en sujet historique, d’impliquer le plus grand nombre de citoyens dans les affaires politico-militaire, permettant ainsi à la société civile d’apporter au débat une alternative intellectuelle antinomique d’un confort conceptuel qui, trop souvent, guette les nations voulant toucher, de manière a historique, les dividendes de la paix . Le processus historique faisant de l’Occident l’un des centres sinon le centre de la puissance militaro-économique, permet à l’Europe, aux Etats-Unis et à ses alliées de se percevoir conceptuellement comme un « centre », avec autour une « périphérie » dont il s’agira de canaliser les irruptions de violence susceptible de se propager dans l’espace temps. Le général Desportes voit donc dans l’intervention armée, une inéluctable nécessité pour les unités politiques cherchant à créer une « profondeur stratégique » garante de leur rang de puissance. C’est donc la notion de guerre qu’il va falloir repenser. Pour le directeur du CDEF la guerre n’a pas changée : elle est plus que jamais « la poursuite de la politique par d’autres moyens », évidence caractéristique de la sagesse des nations plutôt que du génie clausewitzien. La nature de la guerre est elle aussi immuable : un duel armée entre deux volontés politiques. La ou un changement s’est opérait c’est dans l’identification des acteurs qui mènent ce duel : jadis entre deux unités politiques, la guerre oppose aujourd’hui, dans bien des cas, une unité politique à un embryon d’unité politique en gestation, souvent au « stade » terroriste ou « partisan ». S’inspirant du concept du général anglais Smith, le général Desportes parle de « guerre au sein des populations », nouveau paradigme succédant à celui de « guerre industrielle » impliquant des unités politico-militaires. Afin d’expliciter ce nouveau paradigme et pour démontrer que la guerre vise toujours la poursuite d’objectifs politiques, le général Desportes préconise une réflexion centré sur six points majeurs :
Le premier point concerne le changement de paradigme de la guerre : celle qui opposait des unités politico-militaires n’est plus, à horizon visible, envisageable. L’ascension aux extrêmes de la violence humaine permis par la société industrielle rendit caduque, pour les membres de celle-ci, la résolution à moindre coût, des conflits de puissance, atteignant ainsi les limites de la guerre industrielle. L’ère nucléaire confirma cette tendance en interdisant, sous peine d’apocalypse, la confrontation atomique ; mais, parce que les Etats sont des monstres froids et parce qu’ils sont tous à la recherche de la puissance et de la sécurité au regard de leurs capacités respectives, Raymond Aron pouvait écrire qu’à l’ère de l’atome, « c’est la guerre qu’il faut sauver, autrement dit la possibilité d’épreuves de forces armées entre les Etats »[11]. D’où la nécessité, au début de la seconde guerre mondiale, de trouver de nouvelle forme d’affrontement organisant la confrontation des menaces (soviétique pour l’Occident, thermo-capitaliste pour l’URSS) sans que celle-ci n’emprunte l’ascension de la roche apocalyptique : ce sera, tout au long du XX siècle, la guerre conventionnelle limitée, puis subversive, psychologique et enfin au XXI siècle, la guerre au sein des populations.
Le deuxième point abordait par le général Desportes concerna la place du nucléaire dans l’appareil de défense nationale français. Le changement paradigmatique rendant désuet à première vue la conservation d’un force de frappe nucléaire dans le cadre d’une guerre au milieu d’une population, l’on pourrait s’interroger sur son utilité. Mais l’auteur de Comprendre la guerre souligne bien son caractère cyclique en mettant en garde contre la croyance dans le caractère définitif des opérations de maintien de la paix et nous invitant à ne pas oublier, d’une part, qu’on ne dés-invente pas la bombe, et d’autre part qu’ « il serait bien imprudent de regarder l’avenir et l’évolution des forces armées à travers le seul prisme étroit et déformant des opérations de la dernière décennie »[12]. Par conséquent, la doctrine officielle de l’armée française semble être de veiller à ne pas construire un modèle d’armée unique fait pour combattre au milieu des populations, mais de mettre en place un équilibre capacitaire (note) lui permettant d’affronter un adversaire symétrique ou asymétrique.

Le troisième point permit au général Desportes d’évoquer la nécessité de penser la guerre comme une « épreuve de volonté » qui se meut désormais dans « le temps long », pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, et non plus dans « le temps court » jadis réglait par la bataille décisive, système susceptible de trancher les différents de manière rapide et clair au prix d’un affrontement d’une violence extrême désignant sans ambiguïté le vainqueur et le vaincu. Ce verdict politique de la bataille décisive appartient maintenant au passé, à la guerre industrielle. La victoire militaire ne suffit plus à instaurer le but stratégique de toute politique : « une » paix, devenue atteignable uniquement à travers la mise en place d’une stratégie intégrale[13] déployant à la fois le hard power et le soft power, gagnant la bataille et conduisant à la paix. Cette guerre au sein des populations est un tout autre paradigme qui nécessite d’autres concepts, d’autres schémas mentaux, d’autres règles d’engagement. Désormais la poursuite des fins politiques que visaient la guerre ne passe plus uniquement par la bataille, grande ou petite, mais par la progression dans le cadre d’un « continuum » de la guerre[14].
Dans le cadre de ce processus évolutif, on trouve une dialectique d’intervention s’articulant autour de trois phases : tout d’abord l’intervention ou les soldats engagés sur le champ de bataille doivent user de la force afin d’établir un ordre fondé sur un succès militaire tactique indispensable. Il s’agit de neutraliser les belligérants adverses de telle manière à ce que les méthodes employées, définies en fonction des buts stratégiques, permettent au succès tactique d’opérer sa transition vers la phase de stabilisation. Cette phase est la plus décisive car il s’agit de transformer l’ordre fondé sur la force armée, perçu comme étrangère par les populations, en ordre fondé sur le droit d’un Etat restauré. Cet ordre constitue le succès stratégique que vise la direction politique, c'est-à-dire l’établissement d’une paix voulue durable dans le cadre d’un nouveau contrat social. Pour cela, le contrôle total de l’aire géographique en question est primordiale afin de contenir le plus possible « les contre violences » des adversaires, que la défaite lors de la phase initiale n’a pas convaincu de déposer les armes, et pour accompagner les « forces sociales » (groupe d’individus lié par diverses solidarités) qui, issues de la population, cherchent à améliorer le quotidien de leur concitoyens au milieu desquelles la guerre se déroule, puis de travailler à la mise en place des diverses institutions garantes de l’ordre social. Troisième et dernière phase, la normalisation constitue le retour à la paix, fin ultime de toute politique.
Pour résumer, la première phase serait l’incarnation du déploiement de la force, la seconde de la sécurisation et du contrôle, la troisième de la paix. Ce schéma est un modèle théorique, un cadre mental permettant de fixer des repères pour l’utilisation de la force et nullement une potion ou une recette gagnante. Son application dogmatique ignorerait le caractère contingent de la guerre[15]
Quatrième point, quel est la fin politique dans la guerre au sein des populations ? C’est bien évidemment la restauration ou l’instauration de l’état de droit permettant la préservation des intérêts de l’unité ou des unités politiques « stabilisatrice ». La réalisation de la fin politique dans une guerre au sein des populations n’est plus uniquement conditionnée par la victoire militaire et/ou le contrôle territorial, mais par la conquête de la population, nouveau « centre de gravité » des unités politiques. L’enjeu est de faire prendre conscience aux populations, que le plus important ce n’est pas la politique ou le combat politique que mènent certains de leur concitoyens, mais leur propre sécurité, leur propre confort, et que cette sécurité et ce confort ne pourront être garantit que par un contrat social qui nécessite pour un temps, et un temps seulement, la présence de troupes étrangère sur le territoire.
Le cinquième point évoquait par le général Desportes concerne le lieu de la guerre, ou plus précisément, le lieu ou s’opère la victoire tactique et le succès stratégique, c'est-à-dire au milieu des hommes, au sol dans des milieux urbanisé : un environnement qui permet à l’adversaire de contourner la puissance de feu en organisant des actions asymétriques. La guerre au sein des populations nécessitera d’agir puis de contrôler des zones difficiles d’accès
celui-ci n’est plus seulement un agent de la destruction. Le soldat reste un tueur professionnel. Mais, si dans la guerre au sein des populations il garde cette capacité, il doit néanmoins en acquérir d’autres. Cette « équilibre capacitaire », expression que le général Bruno Cuche utilise pour la programmation opérationnelle des armées, et que nous reprenons pour le soldat, pourrait se résumer ainsi : le soldat devra désormais s’approprier à la fois les buts dans la guerre, qui consiste à neutraliser les belligérants (première phase) et le but de guerre[16] visant une « nouvelle » paix passant par la sécurisation de la population, la restauration des institutions et d’un contrat social, pour aboutir au but ultime : l’état de paix.
Questions


C’est la fin de l’armée de l’air ?

La situation de l’armée de l’Air est critique et doit être restructurée. Bien sur, cela ne signifie pas sa fin pour autant : elle reste pertinente au début des opérations interarmes.
La Marine fait face aux mêmes problèmes : durant la guerre froide, son but était de détruire la flotte russe en haute mer, évidement cette menace est tombée.
L’armée a deux missions de destruction : une conventionnelle et une nucléaire. La position de l’armée de l’air et de la marine à évoluer en terme de centralité : auparavant, le nucléaire était au centre (tir nucléaire stratégique et puis, en amont, il pouvait même y avoir un tir nucléaire préventif) : l’armée de terre, dans ce système de défense mis en place par De Gaulle avait un rôle périphérique : se faire détruire en Allemagne et faire couler assez de sang pour légitimer une intervention atomique contre les soviétiques. Aujourd’hui l’arme atomique dissuade de l’improbable, et l’armée de terre dissuade du probable. Donc l’armée de terre regagne en centralité et la Marine et l’armée de l’Air ont une position d’appui. Elles conservent également un rôle important pour tout ce qui est logistique, transport vers des théâtres d’opération lointains et difficilement accessibles. Les Anglais ont même procédé à la dénucléarisation de leur aviation : en France, l’Air va payer cher le livre blanc sur la défense.

1)Peut on parler, dans cette dialectique d’engagement, d’une politisation (accru) de l’emploi de la force dans ce paradigme de la guerre au sein des populations ?
Nous redécouvrons que la guerre est un outil politique et pas seulement une affaire tactique : il faut redonner une substance politique à nos stratégie. La tactique était pensée sans adversaire, du fait de la prégnance des modes de pensée américains en la matière. Les américains lisent Clausewitz mais ils ne pensent pas à la guerre de voisinage, ils n’ont expérimentée que la guerre totale : lors de la guerre de Sécession, que ce soit entre Lincoln et son général en chef Ulysse Grant, ou entre Jeff Davis et le général Lee, le militaire plongé dans la guerre, et le politique absorbé dans les relations diplomatico-stratégique, sont certes des sphères qui communiquaient mais qui n’en étaient pas moins séparés : les chefs militaires des deux camps avaient une grande marge de manœuvre. En effet, ce sera sans consultation des autorités politiques que le général Lee capitulera à Appomattox. La guerre est donc menée de manière compartimentée : la partie technique d’une part et, d’autre part, la politique qui reprend ensuite ses droits. Durant la première phase, la politique laisse carte blanche à l’armée. Or, le fondement de la stratégie, c’est d’être face à quelqu’un d’identifié ; la guerre a par ailleurs une finalité politique. Cette identification de l’ennemi et le caractère politique de l’action armée, l’Europe en a l’expérience : elle doit donc réaffirmer son droit à la maîtrise politique de l’outil militaire, ce qui fait partie de sa culture.
2) Est-ce que les ouvrages de Mao, De la guerre prolongée, et celui du colonel Trinquier, La guerre moderne, vous ont-ils aidé au CDEF a pensé la guerre au sein des populations ?
On relit en effet Trinquier, Mao et même Galula : le concept de mouvement en trois temps de Mao est particulièrement intéressant. Cependant, l’ennemi révolutionnaire n’est pas le notre : il est systémique, a besoin de se regroupé, est vulnérable avec ses bras armé : le notre est au contraire fragmenté.
3) Vous êtes l’auteur de Comprendre la guerre dans lequel on sent l’ombre imposante de Clausewitz qui structure votre ouvrage, que vous cité abondamment mais que vous cité dans la traduction anglaise. Que reprochez-vous à la traduction française ?
C’est du au fait que j’étais au Etats-Unis lorsque j’écrivais cet ouvrage.

Certaines batailles débouchent sur un verdict incertain qui n’est pas partagé par les belligérants : le verdict de la guerre sans fin pose problème. La guerre sans fin est elle une défaite pour les démocratie moderne occidentale ?

Je suis pessimiste, car ce sont des batailles qui ne se règlent pas par la force : Smith a posé ce paradoxe : on a nécessairement besoin de l’emploi de la force, mais on ne peut pas régler un problème avec ! On peut arriver à un résultat technique, mais il ne sera pas politique pour autant. Des actions de prévention doivent être menées, mais la défense et la protection doivent resté au centre de la problématique militaire : le problème viens de l’affaiblissement de la démocratie par la communication.

Est-ce que ce diagnostique peut être porté sur la question israélienne ?
On en arrive au modèle ni paix ni guerre, qui assure un taux de violence accrue. C’est ce qu’avait analysé Aron lors de la guerre froide, et que nous retrouvons au Kosovo. Le but actuel de l’armée, c’est de s’en sortir. Mais on ne peut que mal terminer ce qui a été mal commencé : les Européens se sont lancés dans une guerre qui n’était pas nécessaire, et qui l’est devenue pour des raisons qui n’ont rien a voir avec celle qui l’ont motivée. Pour dénouer le problème, les Européen vont créer un couloir sanitaire pour pacifier momentanément la région. Concrètement on est de plus en plus proche de la fin.

En côte d’Ivoire : le but était de pacifier militairement la région pour replacer dans le champ du politique le règlement de la question et créer ainsi les condition d’une solution politique .En Irak, la situation est bien différent..En Afghanistan, le but était d’éradiquer la drogue et les bases arrières du terrorisme : les deux n’ont jamais été aussi forts ! Les occidentaux ne maîtrise que les zones « utiles » (grands axes…), pas le reste du pays…A chaque fois la phase de stabilisation s’éternise : est ce que l’Occident a été défait ? Peut elle accepter sa défaite ?
Cela suppose de s’interroger sur l’unité du bloc occidental : L’important n’est pas tant ce que nous sommes que la manière dont on peut être perçu : beaucoup critique cette vision globalisante, mais dans les yeux des Irakiens, les européens sont du côté des Américains, et, pour avoir longtemps vécu aux Etats-Unis, je peux attester d’une réelle communauté de culture. De ce fait, l’idée d’un défaite généralisée sur ces différents théâtres d’opération militaire serait désastreuse pour nous également : même si nous n’avons pas participé aux opérations, même si nous ne sommes pas directement impliqué, nous sommes débiteurs des dettes américaines.


La guerre préemptive doit elle faire partie de la stratégie militaire ?
Sur cette question il y’a beaucoup de travaux juridiques qui ont été écrits pour savoir si c’était légal. La jurisprudence joue également un grand rôle : les américains ont désormais bien moins de poids pour empêcher les Turcs de pénétrer dans le Kurdistan depuis qu’ils sont allés préventivement en Irak ! Il s’agit d’un engrenage dangereux dans lequel nous n’avons pas le droit de nous lancer. Il faut faire attention au pouvoir médiatique qui somme d’intervenir face à certains conflits.


L’armée doit elle participer à la formation militaire sur place ?
Bien sur : et elle le fait déjà au Kosovo et en Côte d’Ivoire. Il faut qu’elle réforme les armées sur place pour donner aux populations les moyens de faire la paix, et leur permettre de mieux l’accepter.


La certitude qui se dégage de cette intervention du général Desportes, c’est le sentiment que la guerre n’a pas changé. Cette guerre au sein des populations, reflet de la vision conceptuel des occidentaux, puise ses sources sinon ces références chez de très nombreux auteurs diverses et variés : les théoriciens de la « petite guerre » (c'est-à-dire la guérilla) comme les français Le Mière de Corvey, Gallieni, Lyautey ou les allemands van Dekker et Clausewitz ; le chinois Mao Tse-Tong et son important ouvrage De la guerre prolongé[17], le vietnamien Giap ou les français spécialiste de la contre-guérilla Roger Trinquier et David Galula[18].
Autre caractère présent depuis la guerre froide, la perte de repère net entre la paix et la guerre qui existait à travers la bataille décisive : celle-ci livré et gagné, le vaincu acceptait la paix du vainqueur ; dans le cas contraire celui qui fut préalablement vaincu se métamorphose pour pouvoir vaincre ultérieurement dans le cadre d’une guerre prolongé : une décennie ou deux, voir plus, seront alors nécessaire à la conduite de la paix à travers le continuum de la guerre. Cette longueur de la guerre au sein des populations avant d’arriver à un résultat politique viable, pose le problème du lien entre la métropole et ses forces armées. Celle-ci combattent ne nous y trompons pas pour la métropole. Mais est ce que les métropoles sont préparées à ce genre de conflit ? L’impatience qui les caractérise est elle compatible avec la nécessité d’une action longue ? Les sociétés européennes ou l’on s’intéresse de moins en moins aux questions de défense parviendront elles néanmoins à générer, ensemble, une nouvelle conscience de sujet historique en tant qu’ « être stratégique » ? Paradoxalement, ironiquement ou par une ruse de l’Histoire, les peuples européens devrait être eux aussi des « centres de gravité » à reconquérir pour leur propre gouvernement (l’étant déjà pour les unités politiques adverses) car sans leur libre consentement il ne peut y avoir de Stratégie intégrale européenne faisant de l’Europe un pôle de puissance sur et d’équilibre pour un monde qui, à vingt quatre siècles de distance, entend toujours raisonner la sage et sinistre voix de Platon : « Il existe toujours, pour tout les Etats, un état de guerre continuel envers les autre Etats. (…) Car ce que la majorité des hommes appellent paix, ce n’est rien qu’un mot ; et de fait, selon la nature, il y a toujours, pour tous les Etats contre tous les Etats, un état de guerre non proclamé par la voix du héraut »[19].

[1] DESPORTES Vincent, Comprendre la guerre, Paris, Economica, 2001, p.
[2] Un concept que le général Desportes analyse dans son ouvrage Décider dans l’incertitude, Paris, Economica, 2004, 199 p.
[3] Vincent Desportes, Comprendre la guerre, op.cit. , p 147.
[4] Ibid, p 168.
[5] Lucien Poirier, La crise des fondements, Paris, Economica, 1994, 186 p.
[6] André Glucksmann, « Les conflits d’après guerre froide », Stratégique, www.stratistic.org.
[7] André Glucksmann, Le discours de la guerre, Paris, Grasset, p 141 : « La guerre n’a pas de sens, elle a une fonction. Par elle, les individualités historiques (peuples, cultures) et les personnes (consciences) communiquent ».
[8] Le général Bruno Cuche, Chef d’état major de l’armée de terre estime que c’est un ouvrage révolutionnaire (voir préface du livre, p IX). Pour Javier Solana, c’est « un livre qui nous aide à comprendre comment fonctionne la politique » (voir quatrième de couverture). Quand à Pierre Hassner il estime ce livre comme étant « capital »pour comprendre l’évolution des rapports entre la sphère politique et la sphère militaire (Le Monde daté du mardi 3 octobre 2007).
[9] Etant entendu que nous considérons l’anarchie, non pas comme la manifestation et le déchainement de la violence aveugle, mais comme une situation laissant libre cours à la hiérarchisation des Etats selon leurs capacités respectives permettant à certains d’entre eux de transformer leur force en droit.
[10] René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets Nord, 2007, p 26.
[11] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmnn-Lévy, huitième édition, 2004, p 626.
[12] Vincent Desportes, Comprendre la guerre, op. cit., p 3.
[13] Lucien Poirier, Stratégie théorique II, Paris, Economica, 1987, p 113-116. Par stratégie intégrale, le général Poirier entend une « théorie et pratique de la manœuvre de l’ensemble des forces de toutes nature, actuelles et potentielles, résultant de l’activité nationale, elle a pour but d’accomplir l’ensemble des fins définis par la politique générale ». Cette stratégie intégrale se décompose en trois stratégies : économique, culturelle et militaire.
[14] Expression de David Jablonsky qui détient la chair de stratégie au sein de l’US Army War College. Cité par Vincent Despportes, Comprendre la guerre, op. cit. , p 129.
[15] « L’action de guerre revêt essentiellement le caractère de la contingence. Le résultat qu’elle poursuit est relatif à l’ennemi », Charles de Gaulle, Le fil de l’épée et autres écrits, Paris, Plon, 1994, p 151. L’action de guerre est donc caractérisé par la contingence mais aussi par l’incertitude (à la page 146, celui qui n’était encore que le capitaine de Gaulle écrivait : « L’incertitude marque notre époque »), autre concept développé par le général Desportes.
[16] Distinction clausewitzienne classique entre le but dans la guerre (Ziel) et le but de guerre (Zweck).
[17] Livre très important car, dès 1938, Mao conceptualise la dialectique d’engagement en évoquant notamment la phase de stabilisation comme étant la plus importante pour les insurgés chinois luttant contre les japonais ; il évoque aussi les efforts des japonais pour stabiliser la situation « à l’aide d’artifice tel que l’organisation de gouvernement fantoches », Ecrits militaires de Mao Tse Toung, Edition en langues étrangères , Pékin, 1964, p 240-251 (Les trois étapes de la guerre prolongée).
[18] David Galula, Contre insurrection, Paris, Economica, 2007, 213 p.
[19] Platon, Lois, in Œuvres complètes, vol 2, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p 637


Mehdi BOUZOUMITA