vendredi 22 février 2008

Le Caucase à nos frontières

Alors que la nouvelle de la mort « naturelle » du principal opposant géorgien, Badri Patarkatsichvili, à Londres, semble des plus mystérieuses. Alors que la Géorgie et la Russie affichent quelques signes de rapprochement diplomatique, comme en témoigne la rencontre des deux présidents, vendredi 22 février. Alors que la déclaration d’indépendance du Kosovo est prise entre le soutien de l’Occident et le refus total de la Russie. Nous avons décidé de revenir sur les propos de Zaza Shengelia, géorgien et Maitre en Sciences Politiques à la Sorbonne. Il dessine le visage positif, plein d’espoir de son pays et revient sur le contexte qui a entouré les élections du 5 janvier dernier. Ses propos revêtent au regard du contexte actuel une signification lourde. Ceux sur Badri Patarkatsichvili notamment.


Votre 1e sentiment après les résultats ? Quels sont-ils déjà ?

Saakachvili gagne au 1e tour, mais ce sont des estimations, il y a ¾ des bulletins qui ont été comptés. Ce ne sont pas les résultats officiels, il aurait 52/53% peut être plus peut être moins.
Le score est cependant précaire, mais il dispose d’une avance certaine sur le candidat arrivé en 2nd position Gachechiladze (industriel et ancien porte parole du candidat à la députation de Saakachvili) qui recueille 28% des voix. Après les 6 autres candidats se partagent le reste, à hauteur de 8% pour le 3e. On a un tableau général qui confirme semble t-il l’absence de surprise, et la non validation effectivement du seul suspense de ce scrutin : un second tour. On en aura la certitude dans un ou deux jours avec les résultats officiels.
Personnellement, j’ai voté pour Saakachvili. Au début j’ai eu quelques incertitudes sur mon vote mais après avoir vu ce qui s’était passé, après avoir vu le déroulement des élections, les programmes des différents candidats, voire l’absence de leur programme, j’ai voté pour Saakachvili avec les deux mains. Finalement il n’y avait selon moi qu’un choix possible.

Vous pouvez nous en dire plus sur la nature des évènements du mois de novembre 2007 ?

Je suis revenu en France au mois de septembre et je dois dire qu’on ne pouvait absolument pas s’attendre à cette explosion. J’ai autour de moi un entourage présent dans la vie politique et personne ne s’attendait à pareils évènements.
Le pourquoi de cette manifestation, c’est qu’il y a environ un an, ils ont passé un décret qui retardait la date des élections parlementaires les repoussant du printemps 2008 à l’automne 2008 car au printemps 2008, il y a les élections présidentielles en Russie. Or il faut savoir que chaque fois qu’il y a des élections en Russie il se passe des choses peu rassurantes. La scène politique russe est alors polluée par les candidats, du Kremlin ou autres, du thème très porteur des ex républiques soviétiques. Tous les litiges existants entre la Russie et les républiques voisines sont alors utilisés et portés par les candidats pour s’assurer d’une audience. Les deux guerres de Tchétchénie ont commencé avant les élections par exemple. Le gouvernement géorgien a donc décidé d’anticiper toute possibilité d’utilisation des problèmes russo-géorgiens, comme l’annexion par exemple des territoires. C’est donc le risque de déstabilisation qui a poussé le gouvernement géorgien a repoussé de 4 mois ces élections. Une décision qui mise à part quelques contestations relevant du manque de démocratie, est passée quasi inaperçue.
En fait au mois de novembre tout a commencé lorsque Patarkatsichvili s’est lancé dans une entreprise de déstabilisation du pouvoir en place. Il a essayé de tirer les ficelles pour mettre en difficulté le président. Il a utilisé un ancien ministre de la Défense qui s’est fait virer un peu avant et qui était un proche de Saakachvili. Celui-ci s’est lancé dans des déclarations à la télévision en disant qu’il avait reçu des instructions de la part du président pour tuer Patarkatsichvili. Or ces déclarations étaient aussi assorties de révélations de secrets d’Etat et le lendemain il se faisait arrêter.

Pourquoi se fait-il arrêter exactement ?

Il s’est fait arrêter car il a révélé des affaires de corruptions qu’il connaissait pour y avoir participé lui-même. Il pensait selon moi qu’en faisant ressortir ces affaires de corruption et en pointant du doigt d’autres que lui qui occupent les places les plus éminentes du pouvoir, il serait intouchable et que ce seraient eux qui auraient eu des problèmes avec la justice. Le lendemain, après son arrestation, il déclarait devant les caméras de la télévision qu’il avait été manipulé.

Quel est le rapport avec le déclenchement des manifestations le 2 novembre ?

Plus que des manifestations, c’est une occupation par près de 150 000 personnes de la place face au parlement. Cette occupation débute sur des bases de revendications économiques et sociales à partir d’une base politique extra parlementaire. Il faut bien comprendre que ces gens n’étaient pas là pour contester le report des élections parlementaires, mais purement et simplement pour des raisons sociales. Il faut également savoir que Saakachvili s’il est très bien vu globalement par l’occident, c’est le gentil, c’est le démocrate, il symbolise un pouvoir fort en Géorgie, quasi autoritaire. Un pouvoir fort qui se fait applaudir des deux mains lorsqu’il veut mettre un terme à la corruption. Mais pour parvenir à cela, il a supprimé 30 000 postes de fonctionnaires du jour au lendemain. Des policiers, des douaniers, des juges, des gens qui ont un pouvoir certain, qui tiennent des clientèles. Un fort pouvoir de contestation en somme.

N’est ce pas une faute politique d’avoir face à cette partie de la population choisie la force le 7 novembre en réprimant les occupants alors même qu’il semble que ces manifestants commençaient à perdre de leur souffle ?

Non, véritablement pas. Ce qui s’est passé c’est d’abord qu’au moment où la police est arrivée il n’y avait que 150 personnes et non plus 150 000. Il restait les leaders de l’opposition dont certains avaient débuté une grève de la faim et qui bloquaient l’artère principale de la capitale Tbilissi. Les forces de l’ordre leurs ont demandés de cesser de bloquer, leurs ont dit qu’ils n’étaient plus assez pour pouvoir assurer et justifier raisonnablement la fermeture des champs Elysées géorgiens. Ils voulaient rouvrir la circulation, nettoyer des lieux qui avaient été occupés pendant une semaine par 150 000 personnes. Certes derrière il y avait le message que c’était fini et qu’il s’agissait désormais de revenir à une situation normale. Mais dès la propagation de la nouvelle, les manifestants sont revenus, sur le thème, il faut stopper ces arrestations illégales

Mais est-ce également pour nettoyer que la chaine de télévision Imedie a été interdite d’émission ?

Non, la raison principale qui a conduit à cette décision et à la fermeture de cette chaîne, c’est qu’elle avait un direct 24h/24 sur la situation sur place et les journalistes commentaient les images en disant qu’il fallait y aller, qu'il se passait des choses graves, qu'ils se faisaient massacrer. Ils donnaient uniquement la parole aux opposants, et ne parlaient que de ça.

Mais n’est-ce pas contradictoire avec la liberté d'expression à laquelle les géorgiens sont si attachés?

La liberté d’expression soit mais la caricature qu’elle mettait en scène représente un véritable danger pour la démocratie géorgienne. Cette chaine n’était pas une tribune d’expression libre. Je connais beaucoup de géorgiens qui travaillaient sur cette chaine et je regrette vraiment qu’elle n’existe plus. Mais elle n’était plus ce média de qualité, indépendant. Certains journalistes ont même refusé de continuer à y travailler car ils avaient le sentiment de se faire manipuler. Il y avait une véritable instrumentalisation lors de ces évènements. Du jour au lendemain il n’y avait plus d’indépendance, ils avaient clairement pris parti pour un camp en remettant en cause un ferment important de leur fonctionnement.

Mais n’est pas le propre de la liberté d’expression que de devoir, pour un pouvoir, faire face à des oppositions d’appréciations et d’opinion, quand bien même elle serait fomentée, construite, influée par un média ?

En vérité cette chaine s’est toujours montrée critique à l’égard de Saakachvili, depuis le début. Si le pouvoir avait voulu réellement fermer cette chaine parce qu’elle ne les arrangeait pas alors ils auraient pu le faire depuis un moment. Mais il faut bien comprendre une chose: cette chaine c’est celle de Patarkatsichvili et c’est lui qui l'instrumentalise. En fait il y a un événement fondamental qui a provoqué la fermeture. Cela se déroule le soir de la dispersion des occupants. Beaucoup d’entre eux sont partis en direction de la grande église orthodoxe de Tbilissi. Et la chaine a passé l’information que l’église allait être attaquée par les forces de l’ordre. Or il faut comprendre la puissance de cette nouvelle en Géorgie. Attaquer une église pour n’importe qui c’est du suicide. C’est une institution intouchable. Tous les géorgiens quels qu’ils soient sont choqués par une annonce pareille. La télévision a finalement reconnu qu’il s’agissait d’une fausse rumeur. Mais pour le pouvoir cela constitue une irrémédiable provocation. C’est aussi pour cette raison que Imedi a été interdite.

Si on revient sur la chronologie des évènements politiques en Géorgie. Révolution des Roses en novembre 2003, janvier 2004 se déroulent les élections présidentielles, mars 2004, ce sont les législatives. Un calendrier d’une normalité absolue. Par contre on s’aperçoit qu’entre le score des présidentielles de Saakachvili, 95%, et celui des législatives, les partisans de la révolution des roses connaissent un recul net. Est ce que les révolutions des roses qu’ont connu ces pays, à l’instar de l’Ukraine, sont condamnées à revoir l’optimisme issu de ces élans populaires ?

En réalité c’est normal. Le président Saakachvili était vraiment la tête de ce mouvement. Il a été dans l’opposition longtemps et finalement la révolution des roses a consacré le discours qu’il tenait seul depuis plusieurs années. Il a porté véritablement le peuple avec lui. C’est donc 95% exclusivement pour sa personne.

Dans ce cas pourquoi les géorgiens ne lui ont-ils pas donné les moyens de mener sa politique lors des élections législatives ?

La popularité de Saakachvili est toujours la même, toujours aussi forte. Ce n’est pas un changement d’opinion. Mais là il s’agit d’élections législatives qui concernent certes le pouvoir, le chef de l’Etat, le gouvernement mais aussi des partis qui ont fait leur campagne, qui ont constitué des alliances. En outre la scène politique s’est calmée, s’est démocratisée. Dès lors il n’y avait plus d’urgence telle que pendant et au lendemain de la révolution des roses. La campagne a donc pris des traits normaux, s’est occidentalisée. 95% c’est digne d’une république bananière ou alors d’une situation particulière, d’une révolution par exemple.

Peut-on tirer des premières conclusions sur la Géorgie de Saakachvili ?

D’abord il faut reconnaître que les indices économiques sont au beau fixe, du moins ont-ils progressé de façon certaine. La vie a progressé c’est certain. Toutefois cette amélioration n’a pas touché toutes les catégories sociaux-professionnelles. Certes avoir aujourd’hui plus de 40 ans en Géorgie c’est incontestablement difficile, mais pour la jeunesse tout est désormais possible. J’ai personnellement pu remarquer ces bouleversements. Je suis parti de Géorgie en 2002 et je suis revenu au début de l’année 2006. Entre les deux il y a un monde. Avant il n’y avait rien, un état de stagnation figé, voilà ce qui caractérisait une Géorgie en proie à la corruption au clientélisme. Aujourd’hui tout bouge, tout évolue, tout progresse et tout devient possible. Tout le monde fait quelque chose et le désespoir a disparu. De plus tout est à faire, la liberté d’entreprise est totale, le marché du travail est dynamique. Evidemment ces éléments servent difficilement la situation des plus âgés. On ne va pas se mentir, il existe des contestations, construites sur la base de la politique entreprise, c’est un fait. Il faut dire que depuis 4 ans, les priorités de la politique gouvernementale sont essentiellement macro économiques, elles concernent la politique extérieure et bien sur l’armée. Le volet social c’est un autre fait est peu satisfait. Les priorités n’étaient pas là. Il n’y avait pas de routes, la corruption et la mafia étaient au plus haut, et le système militaire et de défense étaient ridicules malgré la situation régionale complexe.

Une politique de défense tout à faire révolue au regard de la part du budget militaire aujourd’hui. Pour faire la part belle à une politique nationaliste que mènerait Saakachvili ?

En Géorgie, la politique est par nature nationaliste, c’est une de ses spécificités, à tel point que certains comportements ne seraient pas admis en Europe alors qu’ils y sont monnaie courantes. Etre nationaliste en Géorgie ce n’est pas une insulte. On a une histoire qui fait de nous des nationalistes. On a essayé maintes fois de nous assimiler et en plus notre population est faible. La nation géorgienne a fait de nombreuses fois les frais d’impérialismes et de tentatives d’écrasement. On a cette urgence, cette question de la survie qui est présente au cœur de l’identité géorgienne.

Par rapport à la Russie ?

Pas seulement. On a des Républiques, sorte d’enclaves, qui sont les propriétés de généraux russes.

Encore une fois les russes ? Toujours les russes ?

Effectivement, la guerre en Abkhazie s’est finie en 1993. Il y avait 50.000 abkhazes éthiquement et 300.000 géorgiens dont 80% ont été dans l’obligation de partir devant la volonté de rapprochement des premiers avec la Russie. La Russie voyait la possibilité de détenir une position stratégique appréciable sur la mer noire, ce qu’ils avaient perdu avec l’indépendance de l’Ukraine. Or dans le même temps, la Géorgie connaissait une situation intérieure dramatique. Le pays était en état de guerre civile. Le président en exercice se trouvait contesté par un autre qui s’était auto proclamé. Bref la Géorgie se trouvait dans l’impossibilité de tenir fermement une position sur la question. En définitive, l’Abkhazie existe aujourd’hui uniquement à travers la Russie. Il faut savoir que ceux que les russes ont appelé plus tard les terroristes tchéchènes ont été formés en Abkhazie par les renseignements militaires russes.

La Géorgie continue de réclamer une Abkhazie géorgienne. N’est ce pas contre la réalité, démographique notamment ?

Absolument pas. Nous sommes aujourd’hui dans une position d’attente. Il y a en Géorgie 300.000 géorgiens abkhazes qui attendent de pouvoir retrouver leur terre, leur maison.
En Abkhazie, il y a d’ailleurs une région peuplée exclusivement de géorgiens. Et hier, l’Abkhazie qui se définissait par son cosmopolitisme, du fait notamment de sa position méridionale, qui était composée de grecs, d’arabes, d’arméniens, était également peuplée d’une majorité de géorgiens. C’est une région très spécifique mais 80% de la population était géorgienne. Aujourd’hui, effectivement les géorgiens sont partis. Mais finalement tout le monde est parti. On n’y croise plus que des militaires. Les russes ont massivement distribués des passeports. Une grande majorité de la population abkhaze est partie en Russie, il faut dire qu’économiquement, cette république n’a aucune viabilité. Les russes ont aussi réalisé une propagande intensive anti-géorgienne. Depuis les années 60, ils ont construit la peur du géorgien devenu le meurtrier et le destructeur de l’identité Abkhaze. La guerre civile géorgienne dans les années 90 a définitivement permis la main mise russe sur cette république.

A vous entendre on a vraiment l’impression d’un conflit exclusivement régional. Pourtant ce conflit n’est-il pas lié à des problématiques internationales et à des enjeux qui dépassent le Caucase ? Je pense notamment au Kosovo.

Encore une fois cette problématique internationale n’est pas nouvelle. Elle est également partie intégrante de l’histoire de la Géorgie. La Géorgie s’est toujours retrouvée entre les Empires, elle a souvent servie de monnaie d’échange pour régler les problèmes des grandes puissances. La Géorgie a du faire face aux pressions perses, à la présence romaine, ottomane puis soviétique. La région a connu de ce fait de profonds bouleversements desquels vaille que vaille, la Géorgie a tenté de s’extirper. L’Arménie a évoluée, l’Azerbaïdjan est apparu. Ensuite concernant le cas du Kosovo, je pense sincèrement que la Géorgie et l’Abkhazie vont faire les frais du mercantilisme des occidentaux et des pressions russes.

La Géorgie n’a-t-elle aucun moyen de défendre ses intérêts face aux puissants voisins russes ?

Les moyens de pression existent. Depuis l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN jusqu’au nouvel oléoduc et gazoduc qui passent par la Géorgie. Mais objectivement cela ne suffira pas pour que les occidentaux fassent pression conjointement avec la Géorgie pour soutenir les intérêts géorgiens en Abkhazie. Si on ne la reprend pas nous même, la Géorgie demeurera engluée dans cette fosse internationale et dans le jeu que mène la Russie face à l’Occident.

Quelle est la place véritable de l’influence de la Russie en Géorgie ?

Les russes seraient assez présents des les préparatifs des manifestations du mois de novembre. Les contacts auraient été permanents avec les leaders de ce mouvement. Des écoutes téléphoniques, des filatures ont été rendus publiques, des opposants se sont exprimés, et en définitive, on peut tirer des conclusions claires et certaines sur des collusions entre les opposants et services de renseignement russes. Il y a une compétition réelle entre la Russie et la Géorgie et même l’Ukraine. Du fait de leurs histoires respectives, communes et du choix des régimes politiques mis en place. De plus pour des raisons de politique intérieure, la Russie a aussi besoin d’ennemis à pointer du doigt, notamment dans ses marches. Enfin la personnalité de Saakachvili dérange au Kremlin. Sans dire qu’il est l’ambassadeur idéal de la démocratie, il demeure incontestablement plus démocrate que ne l’est Poutine.
En même temps il ne faut pas voir le président géorgien comme irrémédiablement et unilatéralement tourné vers l’Occident. La Géorgie doit faire en fonction de la Russie. Saakachvili l’a compris. Et dès son élection il a réservé sa première visite d’Etat à la Russie, le premier appel téléphonique a été fait en direction du Kremlin, et dès son intronisation Saakachvili a voulu délivrer un message de normalisation des relations entre les deux pays. Il a voulu faire tabula rasa de tout le passé. Ce qui était une erreur de la part de la Géorgie car c’est strictement impossible. La situation de blocus le révèle finalement clairement.


Des propos recueillis par Sébastien DESLANDES.