mardi 8 avril 2008

Quelques remarques à propos de l’Union pour la Méditerranée


De tous les discours prononcés lors du Forum de Paris 2008 sur l’euro-méditerranée, sans doute celui inaugural de Jacques Attali aura le plus réussi à conjuguer le lyrisme propre à un tel sujet et le réalisme que demande un tel projet. L‘auditoire était composé de nombreuses personnalités -diplomates, militaires, chefs d’entreprises, journalistes et jeunes élèves des grandes Écoles- d’origines multiples et variées. Pour la plupart méditerranéens, leur état d’esprit était à la discussion de projets concrets en matière d’échanges commerciaux et financiers. Chacun en allait de sa petite idée, de sa petite ambition. L’Ambassadeur Leroy, désigné par Nicolas Sarkozy pour préparer le sommet de juillet prochain, récoltait les avis et les recommandations des divers participants, avec un esprit pragmatique et conciliant; Tout ceci constitue des signes encourageants. Le projet d’UPM intéresse, voire même passionne et attire beaucoup de monde. Certes, ce sont majoritairement des entrepreneurs et des businessmans, mais pour autant, doit-on le regretter. Si l’on en croit la méthode utilisée par les pères fondateurs de l’Ue, les fonctionnalistes Monet et Schuman, on devrait au contraire s’en féliciter. Reste encore à savoir si tous ces projets prometteurs se transformeront d’ici trois mois en réalisations concrètes. Car comme la très justement souligné Jacques Attali dans son intervention, le projet tant défendu par le Président français, est « une utopie qui reste à faire ».

Reprenant l’expression de son « maître à penser » Fernand Braudel dans la thèse monumentale sur le règne de Philippe II, Jacques Attali estime que la particularité de la Méditerranée réside dans le fait qu’elle « n’est même pas une mer » mais « un complexe de Mers ». Une « illusion » surenchérit-il. Avec une amertume quelque peu audible, J. Attali, né en Algérie, nuance son aspect mythique ou mythologique qui a tant enrichit la poésie classique mais aussi très souvent les discours de chefs d’États avides de nouvelles conquêtes. À ce propos, il rappelle qu’elle n’est nullement à l’origine de la civilisation humaine, qui naît sur le continent africain. Certes, il reconnaît que ce sont sur ces rivages que le monothéisme a vu le jour. Il rappelle également que ce sont des Méditerranéens, des « marins », qui sont à l’origine des grandes valeurs et principes qui régissent nos sociétés actuelles, tant la démocratie pour le politique que le libre-marché pour l‘économie : Les marins « inventent aussi ce qui est nécessaire à l’un et à l’autre, le calcul nécessaire au marché, l’alphabet nécessaire à la démocratie ».

Cela dit, Jacques Attali n’hésite pas à dire qu’en tant qu’unité politique et économique, « il ne faut pas se faire d‘illusions sur les faits, la Méditerranée n’existe plus, si tant est qu’elle ait existé autrement que comme souvenir idéologique ». Il livre à ce propos une série de chiffres très convaincants. De nos jours la Méditerranée compte environ 150 millions d’habitants sur ses côtes. 30 % du commerce maritime mondial transite par cette mer, dont 25 % du transport d’hydrocarbures. Malgré ce contexte favorable, J. Attali dresse un constat accablant de ce que les Méditerranéens font de leur mer : celle-ci, traversée par tant de flux et reflux, ne représente que 11% des échanges économiques mondiaux. Pour le libéral convaincu, « il est hallucinant de penser que les premiers ports de cette mer sont au quarantième ou cinquantième rang mondial ». Pis, c’est aussi un « désastre politique », car finalement très peu des pays riverains ont « rejoints le camps de la démocratie »-« les guerres et les violences sont de plus en plus nombreuses », n’en citant qu’une seule, ancestrale en Palestine. C’est par voix de conséquence un désastre social, si l’on observe « l’écart de 1 à 10 entre le revenu moyen par habitant des pays du nord et ceux du sud ». Enfin, c’est un désastre environnemental : « près de deux tiers des eaux usées des villes côtières sont rejetées dans la Méditerranée sans aucun traitement ». Ces prochaines décennies, alors que la Méditerranée ne représente que 2% de la pêche mondial, ces « invasions biologiques » provoqueront la disparition de certaines espèces maritimes; bientôt dit-il, il n’y aura plus de thon, de merlu, d’espadon ni de rouget.

Dans un avenir plus ou moins proche, nous assisterons selon lui à une disparité démographique croissante : 60 % de la population méditerranéenne sera concentrée sur les rives du Sud. Le surpeuplement au sud ira de paire avec une paupérisation de ces populations. Par conséquent, prévoit-il, se produira une forme de « balkanisation de la Méditerranée »; l’écart de richesses déjà abyssale augmentera davantage, entre un Nord occupé à se « protéger » et un Sud de plus en plus instable et menaçant. Dans ce contexte, les religions monothéistes seront demain plus qu’hier, la source de violences et de nouveaux affrontements. Nous assisterons alors à une sorte de « totalitarisme consensuel dont l’Asie donne quelques modèles ». En somme, J. Attali prévient : « la méditerranée est un modèle réduit du cauchemar qui nous attend, c’est une bombe à retardement sous nos pieds ». Faut-il croire toutes ces prévisions ? Comme le disait Raymond Aron dans son œuvre phare Paix et Guerre entre les nations, « laissons à d’autres, plus doués pour l’illusion, le privilège de se mettre par la pensée au terme de l’aventure »[1].

Il n’empêche que l’ensemble de ces indicateurs portent les pays concernés à agir. Dans ce sens, J. Attali l’admet : le processus de Barcelone a été un « échec car trop concentré sur un conflit en particulier ». Barcelone a été un échec car ce processus était davantage fondé sur ‘’l’octroi’’ du nord au sud que sur une « coopération », unique moyen d’aboutir à une union pérenne. Un échec car il était trop politique et « ne concernait pas assez la société civile, les entreprises » mais bien souvent « les comptes en Suisse ». Aujourd’hui, face à ce nouveau projet d’UPM, J. Attali termine son intervention par dévoiler quelles seraient les véritables conditions d’un « marché commun méditerranéen ».

Tout d’abord la résolution des contentieux territoriaux du Sud, ceux du Maghreb et du Moyen-Orient, car pour ne citer que Braudel, « le commerce comme la paix est une affaire de proximité ». D’autre part, selon lui, ce projet devra avoir pour moteur les villes. L’UPM n’a de chances d’aboutir que si elle encourage des projets « villes à villes ». De cette façon, grâce à ces nouvelles dynamiques urbaines, des ports comme celui de Tunis et de Tanger pourront se développer. L’idée de coopération intercommunale existent déjà au sein de l’Union européenne. Peu de gens le savent, puisque ce sont des projets locaux qui mobilisent peu de personnes et donc peu de ressources. C’est sans doute ce qui fait le secret de leurs réussites. Et pour J. Attali c’est cette méthode, le fonctionnalisme des pères fondateurs fondé dans un cadre local, que l’UPM doit emprunter. De cette façon, ce projet deviendra la parfaite continuité ou plutôt la juste prolongation méridionale de ce qui se fait déjà sur le continent. Alvaro Vasconcelos, Président de l’Institut d’études de sécurité de l’Ue, Emma Bonino, Ministre italien des Affaires européennes et du Commerce internationale et André Azoulay, Conseiller du Roi du Maroc insistent beaucoup sur cette vision d’union sectorielle, qui puisse non seulement favoriser les échanges interurbains du Nord vers le Sud, mais aussi et peut-être en premier lieu les échanges « sud-sud ».

Quant aux priorités dont devra se charger l’UPM, J. Attali souhaite le rétablissement de l’état de droit en Méditerranée, tant en matière de normes environnementales, que de lutte contre la criminalité organisée. Cela demande un cadre politique et opérationnel, soit des institutions et une police. Mais alors, J. Attali de s‘interroger : « où trouvez l’argent pour faire tout cela ? ». L’ancien conseiller de Mitterrand répond par la création d’un « nouvel impôt » méditerranéen, fondé non pas sur la contribution des pays riverains, ce qui reviendrait à la situation initiale du processus de Barcelone, soit « l’octroi », mais un impôt fondé sur « la taxation des transits » en Méditerranée. Sur les chances que ce nouvel impôt réussisse à s’imposer il répond, avec une pointe d’ironie : « je ne connais pas beaucoup de bateaux qui préféreraient faire le tour de la Méditerranée plutôt que de payer pour la traverser ».

Sinon, peu de choses sur les réelles intentions que la France nourrirait à travers ce projet; presque rien sur les raisons de la controverse entre Paris et Berlin. Excepté les propos tenus par l’Ambassadeur d’Algérie en France, d’accord avec l’idée que « cette démarche vise à ramener l’axe de gravité de l’Europe vers le sud » et donc à concurrencer la place centrale de pivot qu’occupe actuellement l’Allemagne au sein de l’Ue, entre le front slavoriental d’un côté et celui occident-atlantique de l‘autre. On voudrait nous faire croire, que toutes ces querelles de chapelles sont derrière nous, dépassées ! Le Secrétaire d’État Monsieur Jouyet, lors du discours de clôture, est revenu sur les critiques de la presse, -d’un projet d’union méditerranéenne revu à la baisse, refondé dans l’ancien processus de Barcelone- et s’est demandé pourquoi diable qualifier cette dernière version un « échec », alors qu’il rassemble désormais l’ensemble des pays de l’Ue ?! Cela ne trompe personne, la confrontation géostratégique, qui se déroule sous nos yeux et au sommet de l’Ue entre Paris et Berlin est bien réelle. Ceci constitue certainement une tendance lourde; certainement le résultat de l’attentisme et des faux-semblants de la décennie « Chirac-Schroder ». Quand beaucoup -à l’instar des Italiens- seraient d’accords avec le principe d’UPM mais contraires à l’approche française, les Allemands eux, se sont sentis directement trahis. C’est-ce que disent les diplomates allemands à Bruxelles, c’est-ce que laisse entendre la Chancelière Merkel dans ses récents discours. Comment a-t-on pu imaginer un seul instant qu’un tel projet puisse se faire sans l’Allemagne ? Comment a-t-on pu croire qu’une telle ambition puisse aboutir sans la consultation préalable et la contribution de nos voisins d‘outre-rhin. Y compris dans les moments les plus tragiques de notre histoire commune, lorsque Hitler s’acharnait au mois d’avril 1945 à défendre l’indéfendable, quitte à plonger son pays tout entier dans les décombres causés par les bombardements alliés, le général De Gaulle admettait à la radio le 25 avril : « Les philosophes et les historiens discuteront plus tard des motifs de cet acharnement, qui mène à la ruine complète un grand peuple, coupable certes, mais dont la raison supérieure de l’Europe déplorerait qu’il fut détruit[2] ». Alors on me répondra : "c'est exagéré !". Mais nous ne le répéterons jamais assez : la relation franco-allemande est depuis plus de 50 ans pacifiée. Si depuis, le Président Sarkozy a corrigé sa stratégie ainsi que la dénomination de son projet, il n’empêche que ses premiers pas en politique européenne ont démontré une faible conscience historique et une vision du future irréaliste, car rien, rien n‘est possible pour l‘Europe sans passer par la porte de Brandebourg, et réciproquement. Comme rien de grand n’est envisageable pour la France sans passer par les portes de l’Europe. De nos jours, il est inenvisageable que la France compose sans l'Allemagne, au niveau européen comme au niveau international. Comme le soulignait Hubert Védrine dans son intervention au Forum de Paris, avec l’UPM, « il ne s’agit pas de bâtir une union concurrente mais qui s’insère dans l’Ue », soit une relance, un renouvellement du processus de Barcelone sur de nouvelles bases. Il faut donc se féliciter de cette évolution. De tous les participants du Forum de Paris, chacun aura pu prononcer et entendre les mots d‘« euro-méditerranée » pour qualifier le nouveau projet d‘initiative française. C’est un bon réajustement de la diplomatie française et en même temps une nouvelle promesse d’émancipation de l’Ue en Méditerranée.

Aurélien Cassuto

[1] Raymond Aron, Paix et guerre entre Nations, Calmann-Lévy, 1984, p. 770.
[2] Charles De Gaulle, Mémoires de guerre, Le Salut : 1944-1946, Plon, 1959, p. 190.